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Tendances et évolutions en Franc-Maçonnerie.



Notre Très cher Frère Jean G., se référant à la transmission d’un grand sage, d’un grand initié qui lui a transmis la tradition, lui dédie une réflexion personnelle de grande profondeur et de forte pertinence sur les antidotes à la conduite de l’initiation trop formelle, trop dans la forme et trop peu transmissible du fait de l’évolution du langage. Il écrit :

 

À Serge RAIMBAULT

TIll F 33ème degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté.

 

La pratique de la FM balance entre tradition et changements. Il est évident que tout change. La tradition n’est pas synonyme d’immuabilité de la forme, si elle doit être conservation de l’esprit. Paul dira :

 

« La lettre tue, seul l’esprit vivifie ».

 

Dans son esprit devait déjà se dessiner les affres du combat entre dogme et esprit, lui que l’on nous présente comme le premier penseur du dogme chrétien. Le temple accueille l’Esprit mais n’est pas là pour l’enfermer. L’inchangé est menace de sclérose et d’illisibilité. Changer peut se concevoir mais se fait aussi au risque de la perte d’information volontaire ou non. Nous savons que nous devons aux copistes une lente évolution des textes (bienveillante ou non).

Notre attitude a changé au cours du temps, tant vis-à-vis de la traduction que de la copie. Les copistes antiques et jusqu’au moyen-âge ne vénéraient pas autant que nous la fidélité au texte originel. Ils hésitaient moins que nous à modifier un texte, en enlevant ou ajoutant des parties, soit pour commenter, rendre plus compréhensible à leur avis, ôter ce qu’ils jugeaient inutile ou superfétatoire, compte tenu de l’esprit du temps.

Quant à la traduction, l’adage « traduttore, traditore », traduire c’est trahir, n’a rien perdu de son actualité. Certaines langues, notamment anciennes ont des grammaires et des usages qui ne nous sont pas connus parfaitement, ou qui sont compliqués à rendre dans un autre idiome, qui plus est d’un autre temps. Certains textes peuvent devenir illisibles. Le « vieux français » pour un novice ou un lecteur pressé, devient vite harassant à déchiffrer et décourage rapidement, malgré le sel de beaucoup de passages.

 

« Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,

Garde qu’Enfer n’ait de nous seigneurie :

À lui n’ayons que faire ne que soudre.

Hommes, ici n’a point de moquerie ;

Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »

 

 

La fin du poème de François Villon, 1489, « la ballade du pendu », est déjà très lisible pour nous malgré les archaïsmes, qui ajoutent au texte, par ailleurs familier, une note ancienne qui émeut d’autant plus le lecteur.

Mais lire la chanson de Roland (manuscrit d’Oxford XIIème siècle) dans le texte devient plus problématique :

 

« Carles li reis, nostre emperere magnes,

Set anz tuz pleins ad estet en Espaigne :

Tresqu’en la mer cunquist la tere altaigne. »[1]

 

Il comporte 4000 versets. Cette chanson tient autant du latin, langue savante et des clercs de l’époque, alors que le français émergeait à peine de sa gangue romane.

Nos rituels sont tous assez jeunes (les plus anciens datent du XVIIIème siècle). Ils sont lisibles pour la plupart, mais au-delà de la langue qui peut parfois nous étonner, des significations nous échappent. Le port de l’épée, foncièrement réservé à la noblesse, à cette époque, quand il est permis à l’intérieur des Loges à tous ses membres nobles ou roturiers, a une autre dimension symbolique que lorsqu’aujourd’hui nous le pratiquons.  

 

Par conséquent nos rituels demandent pour être simplement lisibles donc qu’ils aient une chance d’être lus et « joués » - car s’ils ne sont plus compréhensibles ils ne seront plus lus et plus « joués » - d’être interprétés et expliqués et parfois même d’être modifiés. Si nous les expliquons, nous opérons une herméneutique du rite, qui avec le temps devient une exégèse, ce qui ne manque pas d’agacer d’aucuns qui  défendent qu’un rite se vit plus qu’il ne s’explique et analyse. La dimension « vécue » est fondamentale, ils ont raison. L’initiation ne saurait se passer d’un passage à l’acte qui est un de ses fondements.


Cependant à prétendre à une intuitivité seule, de la geste maçonnique, nous courons trois risques :

                       

Tomber dans le travers d’une pratique qui devient rapidement formelle, parfois formaliste quand le formel se radicalise sous prétexte de conservation du sacré et d’orthodoxie. Cet attachement à la forme se déconnecte possiblement du sens, en s’exonérant de lui.

                        Chasser la raison et l’intellect, dénoncés sous le terme « d’intellectualisme » péjorativement employé, au nom de la défense d’une intuition élevée au rang de valeur principielle maçonnique. L’intuition est perçue par des F comme une révélation ex nihilo, séparée de la raison et même élevée contre la raison. Cette intuition exonère de tout effort d’analyse symbolique ce qui reste tout de même l’Alpha et l’Omega de notre quête. Par ailleurs croire que l’intuition est la révélation d’une Vérité apparaissant du néant est une erreur.

Nous savons notamment avec Kant, que l’intuition créative, n’est pas un miracle.

« Comment est-il possible d’intuitionner quelque chose a priori ? L’intuition est une représentation dépendant immédiatement de la présence de l’objet. Par suite, il semble impossible d’intuitionner originairement a priori, puisque l’intuition devrait alors se produire sans se rapporter à un objet antérieurement ou actuellement présent, et ainsi, ne pourrait être une intuition »

(Kant, Prolégomènes, §8, II, AK, IV, 281-282).

Elle n’a de commun avec un miracle que la spontanéité. Si dans le miracle la spontanéité est essentielle, originelle, genèse, dans l’intuition, serait-elle « créative », la spontanéité n’est qu’apparemment principielle, elle n’est pas « a priori », ni « en soi ». En fait « l’intuition créative » est l’éruption plus ou moins spectaculaire, intensive et immédiate, d’une longue maturation, qui met en jeu toutes les ressources de l’individu dont elle est issue.

C’est l’accumulation de l’expérience (sensible), des connaissances (conceptuelles), de l’exercice du rituel, comme de la pratique collective, qui jette dans le « cratère » hermétique, les ingrédients de la création et ouvre la porte à la créativité, qui n’est pas « création » au sens de « Bereshit » primordial. Si l’intuition peut se traduire en créativité orgasmique, elle ne va jamais sans préliminaires. Ils sont constitués par l’appréhension de l’objet sensible et l’intellectualisation conceptuelle à son endroit.


« Il [Dieu] en a rempli un grand cratère et l’a fait porter par un messager, lui ordonnant de crier ceci aux cœurs des hommes : « Baptisez-vous, si vous le pouvez, dans le cratère, vous qui croyez que vous retournerez à celui qui l’a envoyé, vous qui savez pourquoi vous êtes nés. » Et ceux qui répondirent à cet appel et furent baptisés dans l’Intelligence, ceux-là possédèrent la Gnose et devinrent les initiés de l’Intelligence, les hommes parfaits. Ceux qui ne le comprirent pas possèdent la raison, mais non l’intelligence, et ignorent pour quoi et par qui ils ont été formés. Leurs sensations ressemblent à celles des animaux sans raison. Composés uniquement de passions et de désirs, ils n’admirent pas ce qui est digne d’être contemplé, ils se livrent aux plaisirs et aux appétits du corps et croient que c’est là le but de l’homme. »[2]

 

L’initiation si elle donnée de l’extérieur par la communauté des Frères, ne peut être reçue qu’à condition de posséder et d’exercer raison et intelligence. Sinon l’intuition n’est qu’instincts, passions et désirs. Le dogme ne demande qu’obéissance. Il est l’allié de l’intuition comme Vérité, car l’obéissance demande de jeter au Léthè (l’oubli), raison et intellect, pour qu’ils ne remettent pas en cause la soumission au dogme qui se mue de plus en plus en une soumission à la structure qui le délivre.

La Vérité, elle, Aletheia est A Lethe, sortie de l’oubli, étymologiquement. Elle est révélation à soi-même de soi-même, aller vers son être pour forcer la rencontre avec « Je Suis ».

 

                        Nous avons déjà effleuré la question de la perte du sens. Elle se compose de deux versants :


Le premier est le refus de l’exégèse. Il argumente au nom de la libre interprétation individuelle, donnant l’impression d’une grande ouverture et de richesse potentielle. En fait il est lové dans une idéologie « relativiste », qui proclame que « toutes les interprétations se valent », ce qui revient à dire qu’aucune ne vaut plus que l’autre. Ainsi le Sens disparaît-il, au profit de l’obéissance non plus à ce qui est dénoncé comme dogme, mais à une hiérarchie de Frères qui seraient plus éclairés que d’autres, mais qui eux-mêmes sont de plus en plus des agents administratifs, déconnectés des rites.

A force de refuser l’exégèse, le Sens n’est plus un enjeu et échappe toujours plus aux adeptes. Grossièrement le rituel devient une coquille vide.


Cela nous fait comprendre ce que nous constatons sur le terrain :

                        La valse des rituels : Le rituel perdant du sens, est de moins en moins respecté (même s’il doit parfois évoluer), car il n’est pas grave de le modifier puisque nous ne savons plus ce que nous modifions, ne comprenant pas ce que nous ôtons.

                        La « sécularisation » des textes. Il est un constat sociétal incontournable : la société française se déchristianise. Très peu de gens reçoivent une éducation religieuse, des sacrements. La FM ne doit pas bien sûr évoquer le religieux. Cependant elle « utilise » les textes que la plupart d’entre nous, quel que soit notre pratique religieuse ou pas, actuelle, nous avons connus par une catéchèse qui était encore il n’y a pas longtemps le lot quasi obligé de tous. Nous possédons une culture des traditions souvent fondées sur ces textes. Nous n’avons pas besoin d’aller vers eux, ils sont en nous. Nous avons en revanche à les déstructurer pour les re structurer, puisque nous les pratiquons non pas de façon religieuse mais ésotérique. Il est probable que dans quelques générations, et certains jeunes Maçons en sont déjà là, l’acculturation vis-à-vis de la Bible soit la règle[3].

Il y aura un temps sans doute où la Bible sera lue à l’égal de la théogonie d’Hésiode. Le temps de la déstructuration sera fermé, mais si les rituels restent en l’état, un stade de propédeutique vis-à-vis de plus de textes traditionnels sera nécessaire. Il est utile aujourd’hui vis-à-vis de l’hermétisme, du pythagorisme, des principales notions philosophiques antiques et plus modernes, de l’alchimie, entre autres traditions, il le sera vis-à-vis de la Bible.

Ainsi, avons-nous l’impression que des scolarques de nos instances, sans le dire à la majorité, ni les consulter, anticipent ce fait en choisissant de rendre accessibles au plus grand nombre la pratique de nos rituels en les amputant le plus possible des références bibliques les plus voyantes ou de celles qui pourraient « choquer » des non-sachant ou des citoyens laïcs.

                        La mise de la pratique maçonnique au goût du jour. Les tenues  changent de format.

Nous constatons qu’elles raccourcissent pour répondre au temps disponible que les futurs candidats ont à y consacrer.

Les planches sont de plus en plus courtes, pour ne pas lasser les auditeurs, pour ne pas allonger la durée de la tenue.

Les « tours de temple » sont aménagés. Il est demandé aux Frères un peu prolixes dans leurs interventions de veiller à les écourter. Parfois ne s’expriment que des Frères désignés par le Président en chaire. Parfois l’expression des Frères est repoussée à l’agape, où la même brièveté des interventions est requise. À force de la repousser toujours plus loin du cœur du temple, la parole ne disparaitra-t-elle pas complètement ? Du pavé mosaïque elle sera invitée à battre le pavé.

Elles répondent aussi aux conditions d’occupation des bâtiments qui abritent les Loges. Dans beaucoup de lieux, notamment ceux qui sont citadins et abritent de nombreux temples, il existe un personnel qui doit être libéré avant minuit (pour éviter les heures supplémentaires et respecter les conventions collectives). Par ailleurs il convient de ne pas sortir trop tard de l’immeuble, afin que les voisins ne se plaignent pas de tapage nocturne qui peut être généré par des conversations se prolongeant au dehors, des bruits d’automobiles et de barrières.

 

Parce qu’Héraclitéens, nous savons que tout change ! Tous les arguments émis sont audibles et recevables. Il n’est pas question de prêcher un « c’était mieux avant », même si cela est parfois vrai. Mais nous ne pouvons revenir en arrière.

Les questions tournent plutôt autour du comment et du pourquoi ? Faut-il avoir surtout la hantise de la matricule ? Non, mais un nombre critique de F et leur renouvellement est tout de même nécessaire ?


Faut-il faire la chasse à l’intellectualisme comme il est vu souvent dans de nombreuses « obédiences », par principe ou par évolution opportuniste ? Je m’engagerai, ici pour dire que Non. La Franc-maçonnerie contient tout un chapitre pédagogique, inhérent à l’initiation, qui comprend un background général et un contenu purement initiatique. Mais les deux sont en fait inséparables, tant nos textes sont reliés aux grandes traditions de l’humanité qui sont nées en Perse, en Inde, au moyen Orient actuel, en Égypte y compris africaine, en Grèce et à Rome. L’Europe d’après l’Empire romain, n’est que le prolongement de ces traditions et sans doute encore pour longtemps consciemment pour les cherchants inconsciemment pour d’autres. Dit autrement faut-il niveler par le bas ou tirer vers le haut ?


Ce trente janvier, celui qui fut un maître pour moi est décédé. Il m’incitait à me confronter à ce que je n’osais aborder, me faisant croire que j’avais la capacité pour ce faire. Loin de me ménager, il critiquait mes écrits et mes interventions….

 

Je l’ai aimé pour cela.                                                         30 01 2024



JG, 2024/01


[1] « Le roi Charles, notre empereur, le Grand, sept ans tout pleins est resté dans l’Espagne : jusqu’à la mer il a conquis la terre hautaine. »

[2] Hermès Trismégiste, traduction Louis Ménard. Wikisource. Livre IV « Le Cratère  ou la Monade ».

[3] Si nous demandons aux passants ce que symbolise la Pentecôte, combien sauront répondre ?



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