Notre Très Cher Frère Edmond Mazet nous a aimablement autorisés à publier sur notre blog sa conférence du 6 décembre 2016. Il a écrit ...
Quand on commence à parler du temps, il est d’usage – il est devenu presque rituel – de citer la phrase de Saint Augustin : « Qu’est-ce que le temps ? Si on ne me le demande pas, je le sais ; mais si je veux l’expliquer à quelqu’un qui me le demande, je ne le sais plus. » Quant à moi, je ne vais pas essayer d’expliquer dogmatiquement ce qu’est le temps, je vais me borner plus modestement à dire comment je le vois.
I. La notion du temps comme successivité.
Divers philosophes ont proposé diverses conceptions du temps. Pour Newton et Leibniz (pour ne parler que de philosophes que je connais un peu) le temps est quelque chose qui existe – de deux manières bien différentes d’ailleurs – indépendamment de nous, ce qui me semble impliquer, quoiqu’ils ne le disent pas expressément, que le temps existerait, de l’une ou l’autre de ces deux manières, même si nous n’existions pas. Kant, au contraire, situe le temps en nous, comme étant ce qu’il appelle – ainsi que l’espace – une « forme a priori de la sensibilité », ce que j’ai coutume de traduire, en des termes plus modernes, par « structure fondamentale de la perception »[1]. Je ne me propose pas ici de trancher entre ces différentes conceptions. Je remarque simplement qu’elles relèvent d’une réflexion philosophique sur le temps, et que nous avons assurément en nous une notion de temps antérieure à toute réflexion philosophique. Cette notion procède d’une expérience subjective – pour chacun de nous individuellement, comme il en va de toute expérience subjective – qui est celle de la nouveauté. Cette nouveauté est d’abord celle de nos expériences subjectives elles-mêmes, sensations, émotions et pensées (j’ai eu froid, et maintenant j’ai chaud ; j’ai été angoissé, et maintenant je suis rassuré ; je me posais une question, et maintenant je connais la réponse). C’est quelque chose dont nous avons une perception intuitive, et il me paraît clair que cette intuition est, comme je le disais, antérieure à toute réflexion philosophique et, en fait, à quelque réflexion que ce soit. C’est peut-être – je n’oserais l’affirmer – une des rares intuitions premières de l’esprit humain.
Cette intuition, toutefois, fait intervenir la mémoire, et par le biais de celle-ci elle s’étend à des expériences subjectives qui ne nous sont plus présentes ni l’une ni l’autre mais dont nous nous souvenons (j’ai eu froid, et puis j’ai eu chaud, etc.). Nous exprimons cette intuition en disant que ces deux expériences subjectives se sont succédé, que nous avons éprouvé l’une (celle qui nous est apparue comme nouvelle) après l’autre, et celle-ci avant celle-là. Cette notion de succession de nos expériences subjectives s’applique non seulement à la perception de nos états intérieurs mais aussi à celle d’événements extérieurs dont nous sommes simplement témoins (j’ai entendu tinter une cloche et puis j’ai vu de la lumière s’allumer à une fenêtre). Mais ici il faut faire une remarque qui me semble importante. Il y a assurément lieu de faire une distinction entre l’événement extérieur et l’expérience subjective qu’est pour nous sa perception (« j’entends tinter une cloche » n’est pas la même chose que « une cloche tinte », ne serait-ce que parce qu’il pourrait fort bien arriver qu’une cloche tinte sans que je l’entende). Mais cette distinction n’est pas de l’ordre de l’intuition, elle est le résultat d’une réflexion, soit que nous fassions cette réflexion de nous-mêmes soit que nous ayons appris à la faire dans l’éducation que nous avons reçue et qui nous a transmis le résultat de la réflexion de nos prédécesseurs.
Il n’y a donc pas lieu, au stade où nous sommes, de faire intervenir cette distinction entre les événements extérieurs et les expériences subjectives que sont pour nous leurs perceptions (je réintroduirai cette distinction quand il y aura lieu). Par commodité, je parlerai en termes d’évènements qui arrivent, en recouvrant sous cette terminologie générale les événements extérieurs et les événements intérieurs que sont pour nous nos expériences subjectives. Finalement, nous avons en nous, comme je l’ai dit, une notion de temps antérieure à toute réflexion philosophique, et je peux maintenant préciser que cette notion est celle de la succession des événements. C’est ce que j’appelle la notion du temps comme successivité.
Il peut se faire, certes, que je ne me rappelle pas, ou plus, dans quel ordre de succession deux événements, extérieurs ou intérieurs, sont arrivés, et il peut aussi se faire que je ne connaisse pas cet ordre de succession (ce qui n’est pas la même chose que ne pas me le rappeler)[2]. Mais cela ne m’empêche pas d’avoir une notion claire d’ordre de succession de deux événements – et, donc, une notion claire du temps comme successivité – même si je ne peux pas toujours appliquer cette notion à des cas particuliers.
II. La problématique philosophique du temps.
C’est à partir de la notion du temps comme successivité que s’élabore toute la problématique philosophique du temps. Nombreuses sont les questions qu’on peut se poser au sujet du temps, questions que la notion de successivité suscite mais dont elle ne détermine pas les réponses – c’est pourquoi ces questions sont matière à débat. On peut se demander si le temps n’est qu’une expérience subjective ou s’il existe un temps objectif ; s’il n’y a que des temps relatifs ou s’il existe un temps absolu (cette question n’est pas la même que la précédente, et leur différence apparaîtra dans la suite) ; si le temps est discret ou continu (je préciserai plus loin ce que cela veut dire), et d’autres encore. Mais la notion du temps comme successivité est antérieure à toutes ces questions, qui ne se posent qu’à partir d’elle.
Il faut observer aussi que la mesure du temps est (conceptuellement) postérieure à la notion du temps comme successivité. Quand Aristote, dans le livre IV de la Physique, donne sa célèbre définition du temps (« Le temps est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur »)[3], ce qu’il définit ainsi c’est le temps comme quantité mesurable (ou durée), et on voit que la notion du temps comme successivité est présupposée par cette définition, puisqu’elle y entre. Je parlerai de la mesure du temps plus loin (dans la section V).
La question de la relation du temps avec le mouvement (ou, plus généralement, avec le changement) est encore une vieille question philosophique. On dit souvent qu’il n’y a pas de temps sans mouvement, mais je dirais plutôt qu’il n’y a de temps pour nous (toujours au sens du temps comme successivité) que parce que nous percevons du changement en nous (ce que j’ai appelé la nouveauté dans nos expériences subjectives), et qu’en revanche nous ne percevons du mouvement ou du changement hors de nous que parce que nous avons en nous la notion du temps comme successivité. Car un mouvement quelconque consiste en ce que le mobile est d’abord ici puis là, et un changement quelconque consiste en ce que la chose qui change est d’abord dans tel état puis dans tel autre. Si nous n’avions pas en nous la notion du temps comme successivité, nous percevrions une collection de positions du mobile ou d’états de la chose considérée, mais nous ne percevrions pas cette collection comme une succession, et nous ne la percevrions donc pas comme un mouvement ou comme un changement.
III. Temps subjectif et temps objectif.
Il faut maintenant remarquer que si la notion du temps comme successivité naît en chacun de nous de la succession des expériences subjectives, et si, par conséquent, cette notion est d’abord purement subjective, il nous est possible de communiquer par le langage entre êtres humains et de comparer nos notions de successivité. Comme il est impossible de comparer les expériences subjectives elles-mêmes, puisqu’il est impossible à chacun d’éprouver les expériences subjectives d’autrui ou de lui faire éprouver les siennes, cette comparaison ne peut se faire qu’à l’occasion d’événements extérieurs dont deux ou plusieurs individus sont témoins. Et il faut commencer par noter qu’étant donnés deux événements A et B dont ces individus sont témoins, il n’y a aucune raison a priori pour que tous s’accordent sur leur ordre de succession. Il se pourrait fort bien que certains perçoivent A comme arrivant avant B et que d’autres perçoivent B comme arrivant avant A. De fait, un tel désaccord se produit parfois, mais les cas où les différents individus s’accordent tous sont suffisamment fréquents pour faire naître l’idée qu’il y a un ordre de succession objectifentre les événements, et que les cas de désaccord peuvent s’interpréter comme dus à des erreurs accidentelles. Ainsi naît, dès le niveau du temps simplement conçu comme successivité, l’idée qu’il y a un temps objectif dont les temps subjectifs des différents individus sont les perceptions que ces individus en ont. Il faut souligner cependant que la prédominance des cas où les différents individus s’accordent est un fait purement empirique qui n’a rien de nécessaire a priori, et que, par conséquent, l’existence d’un temps objectif n’a rien de nécessaire a priori.
A un stade beaucoup plus avancé de la réflexion sur le temps, la théorie de la Relativité peut sembler remettre en question cette objectivité du temps comme successivité, car il y a dans cette théorie des couples d’événements dont l’ordre de succession n’est pas le même pour différents observateurs (l’événement A peut arriver avant l’événement B pour certains observateurs et après B pour d’autres). Mais il y a d’autres couples d’événements dont l’ordre de succession est le même pour tous les observateurs, et il y a une règle mathématique indépendante de l’observateur qui discrimine ces deux sortes de couples d’événements. On peut ajouter que dans la théorie de la Relativité les états psychologiques internes des observateurs ne jouent aucun rôle, seuls interviennent leurs mouvements les uns par rapport aux autres. Cette théorie nous oblige donc à repenser l’objectivité du temps mais ne l’abolit pas.[4]
Voici trois exemples de couples d’événements dont l’ordre de succession, en théorie de la Relativité, est le même pour tous les observateurs :
1) Le tir d’un projectile est, pour tous les observateurs, antérieur à son impact sur une cible. Cela correspond au fait que le projectile doit aller de l’arme qui le tire à la cible, et non l’inverse. Pour aucun observateur le projectile ne va de la cible à l’arme.
2) L’émission d’un rayon de lumière par un atome est, pour tous les observateurs, antérieure à son absorption par un autre atome. Cela correspond au fait que le rayon doit aller du premier atome au second, et non l’inverse. Pour aucun observateur il ne va du second au premier.
3) La naissance d’un animal (y compris d’un homme) est, pour tous les observateurs, antérieure à sa mort. Cela correspond au fait que la naissance et la mort sont le début et la fin de la vie de l’animal, qui est un processus irréversible. Pour aucun observateur l’animal ne vit à rebours.
Ces trois exemples illustrent la règle générale suivante : les couples d’événements dont l’ordre de succession, en théorie de la Relativité, est le même pour tous les observateurs sont ceux dont les deux membres sont (ou peuvent coïncider avec) le début et la fin d’un processus physique possible (dans les exemples : le mouvement du projectile, la propagation du rayon lumineux, la vie de l’animal).
Les couples d’événements dont l’ordre de succession dépend de l’observateur sont ceux qui ne remplissent pas la condition que je viens de dire. J’attendrai, pour en donner un exemple et mieux l’expliquer, d’avoir traité de la durée et de la simultanéité. Mais on voit d’ores et déjà que si la théorie de la Relativité rend possibles des choses qui paraissentcontraires au bon sens (dont la plus fameuse est l’ainsi dit « paradoxe des jumeaux »), elle n’est, en fait, pas si contraire au bon sens que ça.
IV. Le temps comme durée.
Une autre remarque est que dans la succession de deux expériences subjectives il arrive parfois que la seconde nous paraisse suivre immédiatement la première, et il arrive d’autres fois qu’elle ne nous paraisse la suivre qu’après un certain ‘‘laps de temps’’, comme on dit, ou que les deux expériences subjectives sont séparées par une certaine durée. Par exemple il peut me sembler que je vois s’allumer une lumière à une fenêtre immédiatement après avoir entendu tinter une cloche, ou bien il peut me sembler que la seconde perception est séparée de la première par une certaine durée. De cette différence entre les perceptions naît, au niveau de la réflexion sur le temps, la distinction entre deux conceptions du temps : le temps comme discret et le temps comme continu (et naît du même coup la question que j’ai mentionnée plus haut : le temps est-il discret ou continu ?). Je développerai cela plus loin (dans la section VI), mais pour le moment je me concentre sur la notion de durée que je viens d’introduire, en observant simplement que cette notion n’est pas incluse dans celle du temps comme successivité (puisqu’il arrive que nous percevions une succession comme immédiate), bien que ce soit à partir de la notion de successivité qu’elle s’introduit.
Comme la nouveauté (d’où naît, comme je l’ai dit, la notion de successivité), la durée est d’abord pour chacun de nous une intuition. Nous sentons (avec le « sens interne », dirait Kant) une durée s’écouler entre deux événements intérieurs. Nous pouvons avoir ce sentiment de durée en l’absence de toute perception d’événements extérieurs, tandis que pour les événements extérieurs ce n’est pas entre eux que nous percevons proprement de la durée, mais entre les perceptions que nous en avons. De cette perception naît l’idée que de la durée s’écoule hors de nous entre ces événements eux-mêmes, mais qu’il en soit ainsi n’a rien de nécessaire a priori (et d’ailleurs Kant le nie)[5]. Bergson, dans L’évolution créatrice a soutenu qu’il devait y avoir une durée extérieure à nous. Son argumentation a une certaine force, mais elle ne me paraît pas décisive (je dis dans le commentaire de ces extraits ce qu’on peut y répondre). Je ne tranche pas la question, et je vous laisse vous faire votre opinion vous-même.
C’est aussi d’abord au niveau de nos événements intérieurs que naît la notion de durée plus ou moins longue. Si je perçois une durée entre deux événements intérieurs A et B se succédant dans cet ordre, si C est un troisième événement intérieur, soit antérieur à A soit postérieur à B, et si je perçois une durée entre C et A (ou entre B et C), alors je perçois entre C et B (ou entre A et C) une durée plus longue que celle que je perçois entre A et B. Et, de nouveau, je n’ai l’idée d’une durée plus ou moins longue entre deux événements extérieurs que parce que je perçois une durée plus ou moins longue entre les perceptions que j’en ai.
De même qu’il peut arriver que je ne me rappelle pas l’ordre de succession de deux événements particuliers (mais sans que cela m’empêche d’avoir une notion claire d’ordre de succession de deux événements en général), je peux avoir l’impression qu’il s’est écoulé une durée plus longue depuis un événement plus récent que depuis un événement plus ancien (je peux avoir l’impression qu’« il y a une éternité » que je n’ai pas vu telle personne qu’en fait j’ai vue il y a deux ans, tout en me rappelant tel souvenir d’enfance « comme si c’était hier »). Mais cela ne m’empêche pas d’avoir une notion claire de durée plus ou moins longue.
V. La mesure du temps comme durée.
La notion de durée plus ou moins longue n’inclut pas celle de mesure des durées, et cette dernière notion ajoutequelque chose à la première. Car mesurer les durées, c’est pouvoir dire dans quel rapport une durée est plus longue qu’une autre (par exemple, deux fois plus longue). Il faut pour cela une unité de durée (ce qu’on appelle communément une « unité de temps », mais l’expression « unité de durée » est plus précise). On peut envisager de prendre comme unité de durée celle qui sépare deux événements intérieurs qui se succèdent sans cesse en nous, comme nos battements de cœur ou nos inspirations/expirations, et on le fait parfois. On peut se poser à ce sujet des questions proprement physiologiques dans lesquelles je n’entrerai pas[6]. Mais en tout cas cela ne peut pas fournir une unité objective de durée, ce qui demande l’accord de plusieurs individus. Pour cela on doit de nouveau avoir recours à des événements extérieurs dont tous peuvent être témoins, comme les passages successifs du soleil au méridien, ce qui définit le jour, les nouvelles lunes successives, ce qui définit le mois, l’écoulement du sable dans un sablier ou de l’eau dans une clepsydre. On peut noter que si, du point de vue conceptuel, la question de la mesure de la durée ne se pose qu’à un stade assez avancé de la réflexion philosophique sur le temps, du point de vue pratique les hommes ont employé des unités de temps et des instruments de mesure de la durée antérieurement à toute réflexion philosophique sur le temps – du moins antérieurement à toute réflexion explicite repérable.
VI. Temps discret et temps continu.
Je viens maintenant à la distinction que j’ai mentionnée plus haut (au début de la section IV) entre deux conceptions du temps, comme discret et comme continu. Elles ont en commun d’admettre qu’il y a des indivisibles du temps, qu’on appelle instants, et que chaque événement a lieu à un certain instant (s’il s’étend sur plusieurs instants, ce n’est pas un événement mais un processus). Il vaut mieux appeler les instants ‘‘indivisibles du temps’’ que ‘‘temps indivisibles’’, car la seconde expression peut suggérer qu’ils ont une durée, mais indivisible, ce qui est une idée pour le moins problématique. Les instants sont pensés comme n’ayant pas de durée ou, si vous préférez, une durée nulle. Selon une analogie introduite par Aristote dans le Livre VI de la Physique, les instants sont dans le temps ce que les points sont dans une ligne, et les points n’ont pas de longueur ou, si l’on préfère, ont une longueur nulle. C’est une analogie profonde, et, en vérité, c’est plus qu’une analogie, car lorsqu’un mobile, selon Aristote, parcourt une ligne, il met en correspondance les instants du temps et les points de la ligne. Il faut noter que si nous avons une intuition des événements – du moins de nos événements intérieurs – nous n’avons pas d’intuition des instants auxquels les événements ont lieu. Les instants ne sont pas perçus mais seulement pensés dans le cadre du type de conceptions du temps que je considère.
Selon la conception du temps comme discret, les instants sont juxtaposés dans le temps de telle sorte que chacun d’eux a un instant immédiatement antérieur et un instant immédiatement postérieur. Si je vois s’allumer une lumière à une fenêtre immédiatement après avoir entendu tinter une cloche, c’est que je vois s’allumer la lumière à l’instant immédiatement postérieur à celui auquel j’ai entendu tinter la cloche. Si un instant est immédiatement antérieur à un autre, celui-ci lui est immédiatement postérieur. Deux instants ainsi reliés entre eux sont dits consécutifs.
Selon la conception du temps comme continu, au contraire, il n’y a pas d’instants immédiatement juxtaposés, et entre deux instants quelconques il y a une certaine durée. Si deux événements me paraissent se succéder immédiatement, c’est que la durée qui les sépare est trop courte pour que je la perçoive.
La caractérisation que je viens de donner du temps comme continu est celle qui est la plus proche de l’intuition, car percevoir une durée entre deux événements intérieurs est une intuition. Mais au stade de la réflexion cette caractérisation peut être formulée d’une autre manière si on fait la remarque suivante. Lorsqu’entre deux de mes expériences subjectives je perçois une certaine durée, il y a place dans cette durée pour une autre expérience subjective. Si entre ma perception du tintement d’une cloche et celle de l’éclairement d’une fenêtre je perçois une certaine durée, il y a place dans cette durée pour que j’entende, par exemple, claquer une porte. Et puisque je conçois mes expériences subjectives comme ayant lieu à certains instants, il s’ensuit qu’entre l’instant où j’entends tinter la cloche et celui où je vois s’éclairer la fenêtre il y a un instant intermédiaire auquel je peux entendre claquer une porte ou éprouver une autre expérience subjective quelconque. On est ainsi amené à reformuler la conception du temps comme continu de la manière suivante :
C1 : « Entre deux instants quelconques du temps continu il y a un instant intermédiaire. »
De C1 on déduit par itération qu’entre deux instants quelconques du temps continu il y a autant d’instants intermédiaires qu’on veut, ou, si l’on préfère, qu’il y en a une infinité[7].
D’autre part, si t est un instant intermédiaire entre deux instants t1 et t2, il y a une certaine durée entre t1 et t et une certaine durée entre t et t2, et la durée entre t1 et t2 est divisée en ces deux durées. Celles-ci sont à leur tour divisibles en d’autres durées, et l’itération peut se poursuivre indéfiniment. Et ainsi, la conception du temps comme continu peut encore être formulée de la manière suivante :
C2 : « Toute durée du temps continu est divisible en durées indéfiniment divisibles. »
Cela a amené Aristote à donner sa célèbre définition générale du continu[8], et à ranger le temps (avec la ligne et le mouvement) parmi les continus :
« J’appelle continu (suneches) ce qui est divisible en <parties> toujours[9] divisibles (diaireton eis aei diaireta). Cela étant posé du continu, nécessairement le temps est continu ».
Les célèbres arguments de Zénon d’Elée contre la possibilité du mouvement reposaient sur la conception du temps comme discret – ou du moins c’est ainsi qu’Aristote, qui est la seule source par laquelle nous les connaissons, les comprend. Aristote leur répond en leur opposant la conception du temps comme continu, et dans le cadre de cette conception il les réfute[10]. C’est pourquoi la conception du temps comme discret a été rejetée, et la conception du temps comme continu a prévalu, et cela jusques et y compris dans la physique actuelle. Je dirai que le temps de la physique reste essentiellement tel qu’on le voit apparaître chez Aristote[11], malgré les divergences entre les philosophes au sujet de son statut ontologique et gnoséologique (je pense ici aux divergences entre les conceptions newtonienne, leibnizienne et kantienne du temps), qui n’empêchent pas celui-ci de fonctionner de la même manière dans les théories physiques. Et quoiqu’il devienne relatif (au sens que je vais préciser dans la section suivante) dans la théorie de la Relativité, il n’en reste pas moins continu, tant en Relativité restreinte qu’en Relativité générale. C’est seulement dans le cadre de la physique quantique – plus précisément dans les tentatives d’élaborer une théorie quantique de la gravitation et de faire une synthèse de la Relativité générale et de la physique quantique – que la continuité du temps (et, corrélativement, celle de l’espace) est mise en question. Mais il ne s’agit pas alors d’un simple retour à la conception naïve du temps comme discret telle que je l’ai décrite ci-dessus, il s’agit de quelque chose de plus complexe.
VII. Relativité de la durée et temps absolu.
Une fois adoptée une mesure objective de la durée (nécessairement, comme je viens de le dire, sur la base d’événements extérieurs), se pose la question de la relativité de la durée. Il y a deux sortes de relativités de la durée : la relativité psychologique et celle que j’appellerai (pour une raison qui va apparaître) la relativité cinématique. La relativité psychologique est le fait bien connu que des durées objectives égales sont perçues subjectivement par un même sujet comme inégales suivant son état intérieur (il « trouve le temps long » ou il « ne voit pas le temps passer »). L’explication de cette relativité-là est du ressort de la neurophysiologie. La relativité cinématique de la durée a été introduite par la théorie de la Relativité restreinte d’Einstein en 1905, et elle n’existait pas dans la physique antérieure. Elle consiste en ce que les durées objectivement mesurées par deux observateurs entre deux événements extérieurs donnés (par exemple le tir d’un projectile et son impact sur une cible ou l’émission d’un rayon de lumière par un atome et son absorption par un autre) peuvent être inégales si ces deux observateurs sont en mouvement l’un par rapport à l’autre, et seulement dans ce cas (c’est pourquoi j’ai appelé cette relativité-là « cinématique »). On exprime couramment cela en disant qu’en physique relativiste « le temps est relatif » tandis qu’en physique non relativiste il est « absolu ».
Puisque la relativité cinématique de la durée n’est liée qu’au mouvement relatif des observateurs et nullement à leurs états psychologiques internes, il est clair que cette relativité-là n’a rien à voir avec la relativité psychologique de la durée, et qu’elle ne remet pas en question l’objectivité du temps. Comme je l’ai déjà dit plus haut, la théorie de la Relativité nous oblige à repenser l’objectivité du temps mais ne l’abolit pas. Et on peut redire ici ce que j’ai dit plus haut dans la note 4.
La relativité cinématique de la durée en physique relativiste ne se manifeste sensiblement que quand on rencontre des mouvements dont les vitesses ne sont pas trop petites par rapport à la vitesse de la lumière, comme celles des protons ou des électrons dans les accélérateurs de particules (bien sûr, ce qu’on entend par « sensiblement » et par « pas trop petites » dépend de la précision exigée dans les expériences). Dans la vie courante, nous ne rencontrons que des vitesses très petites – même celle de l’avion le plus rapide – par rapport à la vitesse de la lumière, de sorte que tout se passe pour nous comme si le temps était absolu. Nous parlons sans cesse en référant implicitement à un temps absolu, comme quand nous parlons de ce qui se passe « en ce moment » sur Mars, ou quand, étant en France, nous parlons de ce qui se passe « en ce moment » en Chine, ou quand, étant à Paris, nous parlons de ce qui se passe « en ce moment » à Marseille. Je reviendrai là-dessus plus tard, quand je parlerai de la notion de présent.
Dans la plupart des sciences, et notamment dans les sciences historiques (histoire de l’humanité ou d’un groupe humain, histoire de notre planète et histoire de la vie), on se place dans le cadre d’un temps absolu, même si on emploie divers calendriers, diverses ères et diverses méthodes de datation. Quand un historien dit que la prise de la Bastille a eu lieu le 14 juillet 1789, quand un archéologue dit que le palais qu’il est en train de fouiller date du XXIIIe s. av. J.C., quand un paléontologue dit que telle couche fossilifère date de 150 millions d’années, ils se placent tous dans le cadre du même temps absolu, ne différant entre eux que par l’échelle à laquelle ils l’envisagent. Et s’il arrive que pour une même série d’événements on hésite entre deux chronologies divergentes, on ne voit pas là de raison de remettre en question l’idée d’un cadre temporel absolu, car on met la divergence sur le compte de l’imperfection de nos sources documentaires ou de nos méthodes de datation[12].
On peut ajouter que le temps absolu des sciences historiques n’est pas différent par nature du temps absolu de la physique non relativiste : il n’y a entre eux qu’une différence de point de vue. En fait, plusieurs des méthodes de datation employées dans les sciences historiques supposent l’identité de nature de ces deux temps, car elles sont fondées sur des lois de cette physique. L’exemple le plus connu d’une telle méthode, celle du carbone 14, le montre clairement, et ça apparaît de même sur les autres méthodes de ce genre.
Il en va différemment en cosmologie, quand on s’occupe de l’histoire de l’univers, car là on fait appel à la théorie de la Relativité, et non seulement à la Relativité restreinte, mais à la Relativité générale. Se pose alors la question de la définition – et même, simplement, de l’existence – d’un temps cosmique. J’en parlerai plus tard.
(A suivre)
Edmond Mazet.
6 décembre 2016.
Annexe
Extraits de L’évolution créatrice (1907) de Bergson
« Pourtant la succession est un fait incontestable, même dans le monde matériel. Nos raisonnements sur les systèmes isolés ont beau impliquer que l’histoire passée, présente et future de chacun d’eux serait dépliable tout d’un coup, en éventail ; cette histoire ne s’en déroule pas moins au fur et à mesure, comme si elle occupait une durée analogue à la nôtre. Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements. Car le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. Ce n’est plus une relation, c’est de l’absolu. » (pp. 9-10 de l’édition critique, Quadriges/PUF, 2009)
« Pourtant la succession existe, j’en ai conscience, c’est un fait. Quand un processus physique s’accomplit sous mes yeux, il ne dépend pas de ma perception ni de mon inclination de l’accélérer ou de le ralentir. Ce qui importe au physicien, c’est le nombre d’unités de durée que le processus remplit ; il n’a pas à s’inquiéter des unités elles-mêmes, et c’est pourquoi les états successifs du monde pourraient être déployés d’un seul coup dans l’espace sans que sa science en fût changée et sans qu’il cessât de parler du temps. Mais pour nous, êtres conscients, ce sont les unités qui importent, car nous ne comptons pas des extrémités d’intervalles, nous sentons et vivons les intervalles eux-mêmes. Or nous avons conscience de ces intervalles comme d’intervalles déterminés. J’en reviens toujours à mon verre d’eau sucrée : pourquoi dois-je attendre que le sucre fonde ? » (ibid., p. 338)
NB. Les mots en italiques le sont dans le texte original.
Commentaire.
Comme je l’ai dit, la pensée de Bergson sur l’existence d’une durée extérieure réelle a évolué. Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) elle n’apparaît pas encore, seules sont réelles les durées intérieures subjectives.
L’argumentation de Bergson fait intervenir plusieurs aspects de la problématique du temps, et je ne la commenterai qu’en tant qu’elle vise à prouver qu’il y a une durée qui s’écoule hors de moi. Que peut répondre un philosophe qui (comme Kant, par exemple), n’admet pas l’existence d’une telle durée extérieure ?
Il me semble que ce philosophe peut répondre ceci : ce que je dois attendre pour pouvoir boire l’eau sucrée, ce n’est pas que le sucre ait fondu, c’est que je le perçoive comme ayant fondu. Et ce que je ne peux pas accélérer ou ralentir à volonté, ce n’est pas un processus de fusion du sucre se déroulant hors de moi, c’est l’expérience subjective que j’ai de voir fondre progressivement le sucre. Car pour Kant nous n’avons aucune connaissance des choses extérieures en soi, mais seulement des phénomènes, c’est-à-dire de la manière dont ces choses nous apparaissent. Et si le phénomène ‘‘fusion du sucre’’ a une durée déterminée, c’est parce que notre perception est structurée ainsi et non parce que la réalité extérieure est structurée ainsi, car nous ne savons rien de la manière dont la réalité extérieure est structurée en soi.
Je crois donc pouvoir dire – sans trancher le fond du débat – que l’argumentation de Bergson ne prouve pas ce qu’elle vise à prouver.
Notes.
[1] Kant écrit dans la Critique de la raison pure (CRP), p. 128 de la traduction d’Alain Renaut chez Garnier-Flammarion : « Le temps n’est pas quelque chose qui existerait pour soi-même ou qui serait attaché aux choses comme une détermination objective ». « Qui existerait pour soi-même » vise la conception newtonienne, et « qui serait attaché aux choses comme une détermination objective » vise la conception leibnizienne. [2] Cela peut notamment se produire quand il s’agit de deux événements extérieurs dont je n’ai pas été témoin direct, et sur lesquels je n’ai donc que des informations indirectes. Il peut alors se faire que ces informations indirectes ne me permettent pas de connaître leur ordre de succession. Cela peut arriver, en particulier, à un historien qui ne connaît les événements passés qu’à travers des documents : il peut alors se faire que les documents dont il dispose ne lui permettent pas de connaître l’ordre de succession de deux événements. [3] Physique IV, 11, 220 a 24-25. [4] Cette modification de la notion d’objectivité du temps en théorie de la Relativité est liée à la finitude de la vitesse de la lumière. Si cette vitesse était infinie, on retrouverait la notion d’objectivité du temps telle que je l’ai d’abord introduite. C’est parce que les vitesses de tous les mouvements que nous observons dans la vie courante sont très petites par rapport à celle de la lumière que l’objectivité du temps telle que je l’ai d’abord introduite nous paraît absolument valide. [5] Kant écrit (CRP, p. 128) : « Le temps n’est rien d’autre que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition que nous avons de nous-même et de notre état intérieur. » C’est, dit dans son vocabulaire à lui, ce que j’ai dit autrement dans le mien. Mais pour moi ce n’est assurément vrai que du temps subjectif, et je n’écarte pas la possibilité de l’existence d’une durée s’écoulant hors de nous – quoique je n’affirme pas non plus cette existence – tandis que Kant entend son « n’est rien d’autre » comme l’excluant. [6] On peut se demander pourquoi nous sentons notre cœur battre à un rythme régulier, et pourquoi nous sentons ce rythme changer quand change notre état émotionnel. Le recours à une unité de temps extérieure (comme quand un médecin regarde sa montre en prenant le pouls d’un patient) ne répond pas à ces questions-là. Tout se passe comme si nous avions en nous une unité de durée cachée, de nature inconnue. Je ne sais pas si les neurophysiologistes ont une réponse. [7] Si t est un instant intermédiaire entre deux instants t1 et t2, il y a un instant intermédiaire entre t1 et t et un entre t et t2, et on peut continuer ainsi indéfiniment, obtenant toujours de nouveaux instants intermédiaires. Il faut noter que cette infinité est une infinité en puissance (à chaque moment de l’itération on n’a obtenu qu’un nombre fini d’instants intermédiaires, mais ce nombre croît dans limite) et non une infinité en acte. La question de savoir si entre deux instants quelconques du temps continu il y a une infinité en acte d’instants est un stade ultérieur de la problématique, dans lequel je n’entre pas. [8] Physique, VI, 2, 232 b 25-26. [9] Ce « toujours » (aei) est le mot couramment employé par les mathématiciens grecs pour exprimer l’itération indéfiniment poursuivie. [10] J’ai soutenu, contre Bergson, qu’Aristote a effectivement réfuté les arguments de Zénon, ce que Bergson conteste avant d’apporter une autre réfutation desdits arguments qu’il juge valide. En fait, ce que Bergson reproche à Aristote, c’est d’avoir réfuté Zénon dans le cadre d’une théorie du mouvement (incluant la conception du temps comme continu) que lui, Bergson, tient pour fausse. Mais dans le cadre de la théorie du mouvement dans laquelle Aristote s’est placé, sa réfutation de Zénon est parfaitement valide. [11] J’ajoute cependant (uniquement pour qu’un lecteur informé ne me soupçonne pas de l’ignorer) que la caractérisation aristotélicienne du continu (« divisible en parties toujours divisibles ») a été complétée – mais non abolie – au XIXe siècle par l’adjonction d’une condition supplémentaire (appelée, justement, « complétude ») qui avait jusque-là échappé aux mathématiciens. Mais je n’en dirai pas plus à ce sujet, car je n’en ai pas besoin pour mon propos. [12] Il arrive souvent qu’on ne connaisse que la « chronologie relative » d’une série d’événements (par quoi on entend leur ordre de succession) et non sa « chronologie absolue » (par quoi on entend la liste de leurs dates), mais on ne doute pas qu’elle ait une chronologie absolue, car on admet que si on ne la connaît pas c’est seulement parce que les sources dont on dispose ne le permettent pas, et on laisse la porte ouverte à la découverte éventuelle – fût-elle très improbable – de nouvelles sources qui pourraient permettre de la connaître.
Comentários