Notre Très Cher Frère Jean Godard nous présente une étudz approfondie, très éudite et abondamment documentée de ce pilier "philosophico-mathémathético-spirituel" de l'école pythagoricienne. Il écrit :
« Il y en a qui appelaient la Tétractys le grand serment des pythagoriciens, parce que suivant eux, elle constitue le nombre parfait, ou bien parce qu’elle est le principe de la santé. »
Fragment attribué à Philolaos de Crotone Vème siècle avant JC.
« Le temps viendra où l’on préférera pour se perfectionner en morale et en raison, recourir aux Mémorables de Xénophon, plutôt qu’à la Bible et où l’on se servira de Montaigne et d’Horace comme de guides sur la voie qui mène à la compréhension du sage et du médiateur le plus simple et le plus impérissable de tous, Socrate. »
Nietzsche
« Ne pas passer au-dessus d’une balance », (« sumbula » pythagoricien).
« L’oracle de Delphes est « la tétractys, c’est-à-dire l’harmonie, dans laquelle sont les Sirènes »akousmata du pythagorisme ancien. [1]
τετρακτὺς
La Tétractys figure aux pieds de Pythagore dans « L’école d’Athènes » par Raphael 1508 – 1512. Vatican.
Pythagore et la Tétractys devant lui, dans le même tableau.
1 / Introduction : Cette figure est grecque, sa signification est englobante se voulant l’explication du monde à travers des messages secrets, ésotériques.
2 / Origine de la Tétractys :
La paternité en reviendrait à Pythagore, né à Samos au VIème siècle avant notre ère. Il reçut la meilleure éducation de son temps, auprès de sages grecs, perses ou égyptiens. Il se fixa en Grèce italique à Crotone autour de l’âge de 50 ans. Il devint chef de file d’une école de disciples qui écoutaient ses enseignements oraux et secrets. Il délivrait une connaissance qui couvrait tous les domaines : mathématique, musique, politique, métaphysique, ésotérique. En fait celle-ci n’était pas découpée en disciplines mais formait un tout et qui plus est, était une praxie, c’est-à-dire, un mode de vie, dont le but était la vertu.
Ce que nous savons de lui est toujours de seconde main, puisqu’il n’aurait rien écrit lui-même. Les témoins rapportent des faits et des pensées qui sont toujours aussi le signe de l’époque qu’ils vivent eux-mêmes et traduisent autant leur propre pensée que celle du maître muet. Le courant pythagoricien va être très actif du VI -ème siècle av JC jusqu’au moins au IIIème siècle après JC. Des contemporains de Pythagore, Philolaos de Crotone, Timée ou Isocrate par exemple, ne nous sont parvenus que des fragments cités par d’autres. Platon citera deux fois dans son œuvre Pythagore et les pythagoriciens. Malgré le peu de références explicites à Pythagore, les analystes actuels de Platon identifient dans son œuvre des influences épiques (Homère et Hésiode), pythagoriciennes et des courants plus ou moins mythiques voire religieux. Platon [2] ne cite qu’exceptionnellement les sources de son inspiration. Plus qu’il n’adhère à des courants qui l’auraient précédé, il réutilise les matériaux de ses prédécesseurs, les adapte et les recycle pour en faire une pensée totalement originale. En tout cas il ne semble pas que la séparation radicale entre muthos et Logos que nous attribuions à Platon soit aussi nette que nous voulions l’établir. C’est Aristote qui cite le plus Pythagore [3]. Il en fait un usage varié et parfois contradictoire. Par lui l’adage « tout est nombre » nous est parvenu, attribué au maître de Crotone.
Ailleurs Aristote fait de Pythagore un « magoi » (magicien), le critiquant tout en faisant de Platon son disciple. Les autres sources sont plus tardives : Diogène Laërce [4] au IIIème siècle, dans « les vies des philosophes » si elles constituent une mine d’information, sont parfois contradictoires quand elles ne sont pas contredites, Porphyre et Jamblique au deuxième siècle dans sa vie de Pythagore.
La Tétractys est un ensemble de « calculi » (de petits cailloux que l’on pouvait utiliser sur le sol pour illustrer propos et enseignements). Au nombre de dix, ils sont disposés en triangle équilatéral de côté quatre. Littéralement Tétractys signifie Tétrade rayonnante. Ce motif est ce qu’il est convenu d’appeler « sumbulo », « akousmata » ou « aignimata ». Ces termes désignent à peu près la même chose, mais ont été utilisé à des époques plus ou moins anciennes. « Sumbulo » est le plus ancien, donnera symbole. C’est un adage et sans doute un moyen de reconnaissance secret entre adeptes. « Akusmata » traduit, lui littéralement un message oral et peut-être que son sens est plus large que « sumbulo », d’adage cela devient une règle de vie, un précepte, faisant partie d’un quasi-catéchisme que les pythagoriciens s’imposaient. Le mot « aignimata » est la notion la plus récente, reprenant les autres sens mais les élargissant encore.
La Tétractys serait de ce niveau lexical. L’aignimata deviendrait à elle seule un résumé, une condensation systémique appelée à expliquer à travers elle l’entièreté du cosmos. Ainsi la Tétractys serait un signe de reconnaissance, un mot de passe (comme possiblement l’étoile en fut un entre pythagoriciens), un adage et un code permettant de fournir la clef de compréhension du monde et de la vie.
3 / « Tout est nombre », un contenu pédagogique, en même temps qu’une méthode.
L’akousmata « tout est nombre », serait la première clef proposée par la Tétractys, pour la compréhension de notre univers.
L’enseignement est oral. Les élèves sont triés sur le volet. Ils passent par une phase d’écoute silencieuse (au moins cinq ans), séparés du maître par un voile. Après avoir été admis au-delà, ils pourront être initiés et accéder à une connaissance plus mystérieuse qui comporte une éducation à des codes mais aussi une pratique spirituelle.
a) L’Un, la Monade.
« Tout est nombre » est une des idées centrales de l’œuvre.
Le nombre et l’arithmétique semblent éloigner d’une préoccupation spirituelle, en fait il n’en n’est rien. Car pour Pythagore comme sans doute à cette époque en Grèce, la Connaissance est un tout inséparable qui est tourné finalement vers l’aspiration au transcendantal.
Le nombre pythagoricien est loin d’être notre nombre. Dans notre arithmétique 2 est l’addition 1 + 1. Chez Pythagore deux est la procession de l’Un en deux et deux unités participent de l’Un. Dans cette perspective, « il n’y a pas de pluriel de l’Unité, ou plutôt il faut distinguer l’Un, le Nombre des nombres, et la monade, le nombre des choses nombrées » [5]. Nous comprenons que le nombre pythagoricien, n’a pas seulement la fonction de description de la quantité, qu’il a pour nous, mais une fonction sacrée. Il était représenté non pas, par des chiffres mais par des points assemblés, qui donnent accès tout naturellement à des figures. « Le principe premier c’est l’Un qui renferme en lui tous les nombres et s’élève au-dessus de tous les contraires, il est le nombre des nombres. » [6]
Un le point.
Deux, ou deux points, donne la ligne.
Trois soit trois points donnent le triangle mais aussi le plan.
Quatre, donne le carré, mais aussi la pyramide, soit le solide.
De cette façon l’arithmétique sacrée de Pythagore atteint le niveau géométrique, qui à l’instar du nombre, devient elle-même, sacrée, par génération en quelque sorte. Pythagore appelait la géométrie « l’enquête » (historia) [7]. Il s’agit de celle à laquelle devait se soumettre tout candidat à l’intégration dans la communauté, mais aussi la méthode d’interrogation du Cosmos.
La Tétractys met le quatre en valeur. Ce quatre est magique, car carré. Il permet, grâce aux « calculi », qui figuraient au sol le triangle, de construire des carrés correspondant aux côtés de celui-ci. Ainsi le triangle de quatre de côté de la Tetractys donne-t-il naissance à trois carrés de quatre de côté et seize cailloux.
Cela permet de calculer pratiquement la valeur au carré des nombres. La correspondance entre triangle, devenant au quaternaire pyramide, et carré dessine, en volume la pierre cubique à pointe. Qu’il suffise seulement de mentionner un des symbolismes majeurs de cette pierre qui évoque l’union du quaternaire terrestre, puis cosmique, matériel avec le tertiaire céleste, transcendantal.
b) La Décade.
Elle est sacrée, faisant partie de l’initiation que pratiquait les cercles pythagoriciens. Est venu jusqu’à nous une sorte d’hymne pythagoricien à la Décade : « Bénis-nous, nombre divin, toi qui as engendré des dieux et des hommes ! O saint, saint Tétractys, tu contiens la racine et la source de la création éternellement fluide ! Car le nombre divin commence par l’unité profonde et pure jusqu’à ce qu’il arrive aux quatre saints ; alors elle engendre la mère de tous, le tout-compréhensif, le tout-englobant, le premier-né, le jamais dévié, le saint dix infatigable, le détenteur de la clé de tous.[8]» « C’est dans la décade qu’il faut voir quelle est dans sa puissance et l’efficacité et l’essence du nombre : elle est grande, elle réalise toutes les fins, est cause de tous les effets ; la puissance de la décade est le principe et le guide de toute vie, divine, céleste, humaine, à laquelle elle se communique ; sans elle tout est infini ; tout est obscur, et se dérobe. » Dans ce fragment attribué à Philolaos de Crotone, pythagoricien du Vème siècle avant JC, sourd toute la révérence vis-à-vis de la décade et en même temps tout le mystère voire la crainte qui l’entoure, et cela peut-être par la question du zéro qu’elle soulève.
4 / La question du zéro.
Cependant cette numérologie sacrée, se heurte à un écueil de taille en passant à la Décade. La Décade c’est le nombre 10. Il se déduit de la Tétractys. Mais il introduit un chiffre nouveau qui est le zéro. Rappelons que le nombre indique une quantité, comme 357 et le chiffre est un signe, comme 3, 5 ou 7 dans 357. Jusqu’à 9, les chiffres ont la double fonction de nombre et chiffre. En fait le nombre apparaît à partir de 10. Mais cette apparition, quasiment magique est récente d’une part et exige une sorte de dévoilement qui est le zéro. Le passage à la géométrie, évita pour longtemps le recours au zéro, concept dont le besoin dans les techniques de construction, était pallié par l’usage de la corde à nœuds tant chez les Égyptiens, les Grecs, et autres Romains. Le zéro aurait été découvert par les Chinois vers 1400 av JC. À Babylone au IIIème siècle AV JC, il était utilisé pour marquer la position vide dans le système de numérotation et non dans les calculs.[9] Zéro à Babylone deux coins inclinés :
Au début ce concept ne fut que le synonyme de la place vide ainsi comblée. Par exemple 308, traduisait 30 dizaines et 8 unités. Son usage moderne, à la fois comme chiffre et comme nombre, vient de l’Inde. Vers le 5ème siècle, le mot indien désignant le zéro était « śūnya », qui signifie « vide » « espace » ou « vacant ».
En arabe, il devint « sifr » qui signifie également « vide » et « grain », est la racine du mot chiffre. Zéro vient de ce que Fibonacci a traduit l'arabe « Sifr » par l'italien « zephirus », à partir duquel il a formé « zevero », devenu zéro.
Le Zéro est vertigineux. Symboliser le vide, le néant, et en quelque sorte lui donner une existence s’opposait à bien des cultures, dogmes et au sens commun. La Bible n’envisage pas le vide et ne connait pas le zéro. Les Grecs furent partagés. Chez eux c’est l’ontologie qui prime. Est, celui qui est un, constitué. En dehors de cela, il n’est rien. Démocrite avec l’atomisme sous-entend la possibilité du vide. Parménide interdit de le concevoir et résume sa position « l’être est et le non-être n’est pas »,allant jusqu’à recommander de ne pas envisager le non-être. Pour les pythagoriciens, le cosmos est "prisonnier" dans des sphères de différentes tailles qui émettent de la musique : « l’harmonie des sphères ». Donc il n’y a pas d’infini, sans lequel le vide ne s’expand pas. Platon lui contourna cette interdiction, qui empêchait même de concevoir le monde, en introduisant, l’altérité et le relatif, la dualité, l’humain en quelque sorte. Il établit la discontinuité. Aristote lui dans le titre IV de la physique déclarait que le vide n’existait pas [10] (paradoxe du lieu et du temps), ni l’infini. Il promulgue la continuité ininterrompue entre la cause première et ses effets. Les néoplatoniciens essayèrent de Plotin, à Proclus, Damascius et bien d’autres résoudre l’écart entre continuité et discontinuité, apparu par la découverte de la Décade. Ils s’essoufflèrent dans la recherche de la déclinaison de « l’Un tout »,en créant des participations, parfois infinies (mais inopérantes) jusqu’à l’homme, pour établir à la fois une continuité entre divin et humain, sans l’entacher, ni la corrompre, en multipliant les sauts discontinus d’une entité à l’autre pour rétablir une continuité, que leurs systèmes ne gommaient pas. La participation est en elle-même une discontinuité.
En fait le zéro, symbole du Néant, du Vide Absolu, du non manifesté, du Chaos originel, inspirait l’effroi face à un monde qui pourrait retourner à un état naturel chaotique. Il s’agissait d’un monde sans dieu ou d’avant lui, au-delà des limites. Nous sommes tentés d’oublier cette question, pour nous réconforter dans la certitude dogmatique, uniciste. Ou bien effrayés, mais conscients nous nous attaquons au travail s’offrant encore à nous. Le zéro c’est l’absence et non le rien. Il appelle l’autre, à remplir le vide. À chacun d’entre nous de faire cette démarche de recherche de l’autre, et du divin, de construction dans le vide apparent, de construction ou de participation à ordonner le vide, à créer l’ordre, c’est à dire le cosmos. « Nous ne devons pas subir, mais contribuer, à la création ».
La graphie du zéro c’est d'abord un cercle, mais aussi un point, le « punctum in punctum » de St Augustin. De cette manière la boucle est bouclée, le zéro, le vide, néant apparent, l’incréé par le cercle et le point, permettent le retour à l’Un. C’est peut-être ce qui fait dire à bon nombre de mystiques, dans la lignée eckartienne ou boehmienne, voire sanjuaniste [11], que l’Un, Tout, Néant, précède le divin (au moins un divin anthropomorphe). C’est aussi sans doute ce qui est la tâche des néoplatoniciens, passer leur vie à positionner l’Un au-delà de l’Être dans la génération du divin.
La crainte du zéro allait plus loin encore que ce malaise face au vide. Pour les anciens, les propriétés du zéro étaient inexplicables car il ne se comporte pas comme les autres nombres. Au royaume des nombres, des lois s’imposent à tous, sauf à zéro.
Pour en finir provisoirement sur la Décade, il est possible de dire que ce concept, qui ouvre sur le mystère du zéro, pose la question du point de vue spirituel de l’être et du non-être, du fini et de l’infini, de la continuité et de la discontinuité.
5 / « Qu’est-ce qu’est l’oracle de Delphes ? La tétractys ; c’est-à-dire l’harmonie, dans laquelle sont les Sirènes ».
Cette akousmata est écrite huit siècles après Pythagore et lui est attribuée, par Jamblique philosophe néoplatonicien du IIIème siècle. Jamblique à cette époque est un de ces penseurs, qui vit la confrontation pas toujours amicale entre de nombreux courants d’idées.
La tradition pythagoricienne reste pourtant très vivante. Elle est revisitée à l’aune d’Aristote surtout pour la part mathématique et logique, par les néoplatoniciens comme Plotin, et à travers une lecture de Platon. Elle est confrontée également au christianisme en train de s’affirmer.
L’harmonie que recherche la tradition pythagoricienne, au travers l’invention de la gamme tonale, avec son pendant astronomique et spirituel de la « musique des sphères » est traduite dans cette Tetractys. Une équivalence est établie entre l’harmonie musicale mais aussi la Justice, représentée par la Tétractys, une sorte de mystique apollinienne delphique, les sphères célestes. Chacune d’elles est associée à une sirène selon la description de Platon dans la « République » au chapitre X, dans le mythe d’Er.
Certains ont expliqué ce qui relie, Tétractys, oracle de Delphes, harmonie et Sirènes.
Cette aenigmatia, sous forme interrogative pour sa première partie répond et affirme dans sa seconde partie une identité entre Oracle de Delphes, Tétractys et harmonie des sirènes. Comment en arrivons-nous là ? L’enjeu de cette ainigmatia est l’harmonie. En faisant retour aux mythes, nous allons essayer de nous y retrouver.
Les sirènes apparaissent de façon incongrue. Que viennent-elles faire ici ? La première mention connue des sirènes nous la devons à Homère dans l’Odyssée. Dans son voyage initiatique qui l’éloigne de chez lui, en l’y ramenant Ulysse pèlerin de la vie décrit la condition humaine. Le retour à Ithaque n’est en fin de compte que la fin allégorique de sa vie. Un épisode central du voyage est la rencontre avec Circé lors de laquelle Ulysse (petit fils d’Hermès, le messager des dieux et le gestionnaire des contraires et de la dualité), va être confronté aux Sirènes.
Précisons tout de suite que celles-ci ne sont pas alors des créatures marines, mais des figures féminines ailées, même si elles vivent sur une île. Elles ne deviendront mi femme mi poisson que tardivement au moyen âge sous l’influence des cultures nordiques européennes et des cultures christianisées.
Chez Homère ces créatures ont des particularités essentielles pour nous. Elles émettent un chant strident, qui envoute, qui « méduse », de « theilgen », selon le terme grec. Le chant des Sirènes, ôte ou ralentit le mouvement, brouille la vue, il gèle aussi la parole (ce qui est à mettre en parallèle avec le fait de diminuer la conscience, la connaissance…).
Elles sont des filles de l’air et de l’espace. Elles tuent leurs victimes car les champs de l’île sont jonchés des os blanchis, de ceux qui les écoutent. Elles ont rapport avec l’au-delà, à la fois chtonien et céleste par leur maîtrise de l’espace.
Elles ont rapport à la connaissance, car si Ulysse se fait attacher au mat de son navire par ses marins auxquels il a ordonné de se clore les conduits auditifs par des bouchons de cire d’abeille (animal sacré au passage), lui, souhaite écouter et voir les sirènes. Il veut vivre cette expérience et accéder à cette connaissance, dans laquelle sa vie se jouerait s’il ne prenait la précaution d’être lié au mat du bateau, ligature qui le relie au réel. Il vivra une expérience limite une fois de plus.
La Tétractys est reliée par le pythagorisme à l’harmonie des sphères qu’elle est censée représenter. En effet si la Tétractys est arithmétique, elle est aussi la clef de l’invention de la musique. Il y a équivalence entre nombres et gamme tonale. Par ce moyen s’établit l’adéquation entre musique terrestre et musique astronomique. Le nombre crée l’astronomie. Tout corps qui se déplace émet un son. Les astres dans la vision pythagoricienne, jouent une symphonie céleste qui concoure à une harmonie des sphères, elle-même métaphore de l’harmonie qui doit régner dans tout l’univers.
[12]
La clef de cette akousmata, réside sans doute chez Platon, au Livre X de la République, et est contenue dans le mythe d’Er.
Jamblique auteur de l’akousmata qu’il attribue à Pythagore est de ces néoplatoniciens qui connaissaient forcément ce mythe énigmatique que nous livre Platon. Au passage notons l’utilisation répétée chez Platon du mythe alors qu’il est parfois taxé de rationalisme outrancier.
Dans le mythe d’Er Platon conduit son héros Er, soldat tué au combat à visiter les enfers et à en revenir pour les décrire aux hommes. Ce voyage aux enfers qui concerne les grands héros (dont Ulysse, Hermès, Orphée, Dante, …) est une épopée mythique traditionnelle, philosophique comme dans le mythe de la caverne du même Platon, initiatique. Er va prendre connaissance d’une évaluation des âmes des défunts, d’une pesée des âmes en quelque sorte, de leur retour sur terre pour habiter d’autres corps et vivre d’autres vies. Ces âmes ont d’ailleurs le choix de leur forme de résurrection. Elles pourront habiter l’enveloppe charnelle de tyrans ou de justes, car n’oublions pas que le sujet de la République est le gouvernement Juste de soi-même et des hommes.
A Er est donné de distinguer le moteur du monde qui est l’harmonie des sphères, l’équilibre de l’âme du monde. Ici apparaît la faculté de Platon de synthétiser toute la culture de son temps, de la malaxer et d’en tirer des notions nouvelles. Er est devant le spectacle de la machinerie universelle. Il voit « Anankè », la nécessité tenir l’axe du monde, qui est un fuseau, entourée des trois Moires, passé, présent et futur [13], qui filent et tiennent les bords du monde. Autour du fuseau sont en équilibre avec des pesons les sept sphères des planètes et la sphère des étoiles. Sur les circonférences des sphères sont des sirènes qui émettent des sons délicieux, et figurent l’harmonie des mondes. Remarquons que Platon revisite positivement l’image homérique négative qui était associée aux sirènes (cette malédiction associée aux sirènes s’imposera plus tard. Elles seront diabolisées comme marques des anciennes croyances païennes par le christianisme triomphant). Ainsi Platon à partir du matériau épique homérique, des sirènes, articulé à la notion pythagoricienne de la musique des sphères, nous fait-il passer le message de la République, en une vision allégorique de la Justice, qu’il a décrit rationnellement tout au long de son plus lourd dialogue, sans doute le plus politique et celui qui illustrait sa vision de la cité.
Mais l’akousmata établit une égalité entre l’oracle de Delphes, la Tétractys, les sirènes et l’harmonie. Si nous distinguons maintenant celle qui s’établit entre tétractys, sirènes et harmonie, il reste à intégrer tout cela dans l’oracle de Delphes. Jamblique pythagoricien, savait que Pythagore était celui qui étymologiquement était annoncé par l’oracle de Delphes. Il savait aussi que Socrate avait été désigné par la pythie comme le plus sage des hommes. Pythagore aurait été le premier à se définir comme philosophe [14] en réponse au tyran Léon de Phlionte qui lui demandait qui il était. Platon est apollinien contre Dyonisios, en première approche (la fin de Socrate le dément en partie). Alors Jamblique à travers cette akousmata, qui est sans doute plus de lui que de son maître Pythagore, même s’il lui en donne la paternité, résume l’état de sa pensée en faisant la synthèse de sa vision du monde dans une analyse croisée du pythagorisme et du platonisme, quant à l’idéal d’harmonie qu’il prône lui-même à travers les cautions d’Homère, Pythagore et Platon.
6 / Pour suspendre le travail.
Alors continuons à nous poser la question : : « Qu’est-ce que l’oracle de Delphes ? La tétractys ; c’est-à-dire l’harmonie, dans laquelle sont les Sirènes ».
« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. » [15]
Notes
[1] Datant du pythagorisme ancien et déjà qualifiée chez Aristote de ἄκουσμα et de σύμβολον. Elle aurait été transmise surtoutoralement, remplissant la fonction de signe de reconnaissance parmi les Pythagoriciens et véhiculant, en même temps, un sens sous-entendu et secret, opaque pour le plus grand nombre, à l’instar des oracles d’Apollon…. Ce précepte, est, sans doute, le plus énigmatique de l’ensemble des σύμβολα et celui qui devait avoir la postérité la plus fabuleuse au travers de la fameuse doctrine dite de l’« harmonie des Sphères »). Irini-Fotini Viltanioti dans « L’harmonie des Sirènes du pythagorisme ancien à Platon ». Elle apparaît, pour la première fois, dans l’exposé des ἀκούσματα contenu dans le Mode de vie pythagoricien (Περὶ τοῦπυθαγορικοῦ βίου) de Jamblique. Selon la définition qu’en donnent Luc Brisson et Alain-Philippe Segonds, les ἀκούσματαdésignent, dans ce traité, les maximes orales, énigmatiques et dépourvues de démonstration et d’argument (ἀνα- πόδεικτα καὶἄνευ λόγου), qui expriment des doctrines pythagoriciennes.
[2] Platon, au Vème siècle avant notre ère, le cite à deux reprises dans son œuvre, dans la République, une fois en nom propre (République X 600 A-B), une autre fois au titre des pythagoriciens (VIII 530 D-531 A). Mais Platon citait peu ses éventuelles sources, ou inspirateurs, en dehors de Socrate. Il a été décelé, dans l’œuvre platonicienne, des traces d’influence pythagoricienne notamment dans le Timée, soit pour vanter la communauté de pensée, comme chez les néoplatoniciens soit comme chez Aristote pour railler. Donc le plus souvent les textes se référant à Pythagore ont été écrits près de 10 siècles après sa naissance. C’est à la fois, leur ôter presque toute crédibilité mais à contrario se convaincre de la force de la tradition attachée à ce penseur.
[3] Ainsi Aristote transmet-il l’adage pythagoricien « tout est nombre ». Cependant, dans son œuvre, « Trois versions différentes de la doctrine sont en fait présentes dans la doxographie aristotélicienne : (a) une identification des nombres avec les objets sensibles; b) l’identification des principes des nombres avec les principes des choses qui sont; c) une imitation d’objets par des numéros. » In « Un examen de l’affirmation d’Aristote concernant les croyances fondamentales pythagoriciennes : Tout est nombre ? Gabriele Cornell.
[4] Diogène Laërce : Milieu du IIIème siècle après JC. « Vies et doctrines des philosophes illustres. »
[5] Les présocratiques de Jean Brun, in Que sais-je ? n°1319. Page 29.
[6] Idem page 31.
[7] § 89 Vie de Pythagore par Jamblique.
[8] Nicomaque de Gerase (en Syrie actuelle. 1er siècle). Arithmétique.
[9] Il ne servait que comme marquage d'une position vide dans le système de numérotation. Les babyloniens avaient commencé à utiliser une marque (deux coins inclinés) pour indiquer une colonne vide sur leurs tables d’abaque. Ce marque-place permettait de donner aux autres chiffres leur place exacte et par là de définir la valeur du nombre représenté. Il sera également utilisé par les Mayas durant le 1er millénaire.
[10] Physique Livre IV : « [4,10] CHAPITRE X. § 1. Après avoir étudié l'espace et démontré que le vide ne peut être que l'espace, s'il est ce qui est privé de corps ; et après avoir expliqué également comment l'espace est et n'est pas, il doit être évident que dans ce sens le vide n'existe pas non plus davantage, ni inséparable ni séparable des corps ; puisque le vide n'est pas un corps, et qu'il est bien plutôt l'intervalle du corps. Aussi le vide ne semble-t-il être quelque chose de réel, que parce que l'espace l'est aussi, et par les mêmes motifs ; car le mouvement dans l'espace est admis également, et par ceux qui soutiennent que l'espace est quelque chose de distinct des corps qui s'y meuvent, et par ceux qui soutiennent que le vide existe. On pense que le vide est la cause du mouvement, en tant qu'il est l'endroit où le mouvement se passe ; et c'est là précisément le rôle que d'autres philosophes prêtent à l'espace. § 2. Mais il n'est pas du tout nécessaire, parce que le mouvement existe, qu'il y ait aussi du vide ; et le vide ne peut pas du tout être pris pour la cause de toute espèce de mouvement quel qu'il soit, observation qui a échappé à Mélissus ; car le plein lui-même peut parfaitement changer par une simple altération. § 3. Mais il n'est pas même besoin de vide pour le mouvement dans l’espace ; car il se peut fort bien aussi que les corps se remplacent réciproquement les uns les autres, sans qu'il y ait un intervalle séparable et distinct des corps qui se meuvent. C'est ce qu'on peut très aisément voir dans les relations des corps solides et continus, aussi bien que dans celles des corps liquides. § 4. Les corps peuvent même aussi se condenser sans que ce soit dans le vide, mais par cela seul que certaines parties qu'ils contiennent en sont expulsées, comme l'air s'échappe de l'eau quand on la presse. § 5. De plus, les corps peuvent s'accroître non pas seulement par l'introduction de quelque chose d'étranger, mais aussi par une simple modification, comme par exemple, l'eau devenant air. § 6. Mais absolument parlant, cette explication du vide, tirée de l'accroissement des corps et de l'eau versée dans la cendre, est contradictoire. En effet, l'on arrive à dire ou que toute partie du corps ne s'accroît pas ou que rien ne s'accroît matériellement ; ou que deux corps peuvent être dans le même lieu ; et alors on peut bien croire qu'on a résolu une objection vulgaire et commune, mais on n'a point pour cela démontré l'existence du vide ; ou bien enfin, on arrive à dire que le corps est tout entier nécessairement vide, si l'on admet qu'il s'accroît de toutes parts, et qu'il s'accroît grâce au vide. Le même raisonnement s'appliquerait au phénomène de la cendre. § 7. On voit donc qu'il est assez facile de réfuter les explications qu'on a données pour démontrer l'existence du vide. ».
[11] Saint Jean de la Croix parlait du Nada.
[12] Sur cette représentation tardive, les sirènes sont pisciformes pour la moitié de leur corps, ce qui n’est absolument pas mentionné dans Platon. Cette gravure montre par contre très bien les Moires, les sphères célestes identifiées à l’époque antique, le rouet de la destinée dans les mains d’Anankè.
[13] Lachésis le passé, Clotho le présent, Atropos l’avenir.
[14] Pour Sosicrate un de ses thuriféraires, dans un ouvrage appelé « les successions », Pythagore fut le premier philosophe. Il se serait nommé ainsi en répondant au tyran Léon de Phlionte qui lui demandait qui il était : « Les uns naissent esclaves et chassent gloire et richesses, les autres naissent philosophes et chassent la vérité » (rapporté par Diogène Laërce, « vies et doctrines des philosophes illustres » ; Les Belles Lettres ; Livre de poche page 947).
[15] Arthur Rimbaud, dans « Adieu », le dernier poème de son dernier recueil « une saison en enfer » en août 1873.
JG, 10/2024.
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