
Ce texte a été divisé en trois parties pour en alléger la lecture.
Ceci est la troisième et dernière partie, les deux premières ont été publiées antérieurement.
L’écrivain Albert Camus, disparu accidentellement, et trop tôt pour compenser par sa pensée l’intellectualisme totalitaire débridé qui régnait alors, est resté dans les mémoires, entre autres, pour avoir écrit cette célèbre sentence : « un homme, ça s’empêche[1] ! ».
Cet appel à la morale conduit à se poser la question : « Au fait, qu’est-ce qui fait qu’un Franc-maçon s’empêcherait, et sur quoi ? »
Bon, mais alors quel rapport avec l’Obligation des Maçons ?
Il est direct, si l’on interprète « morale » par « éthique » !
Dans la première édition des Constitutions d’Anderson, l’article 1 stipulait[2] :
« Un Maçon est obligé, par sa Condition, d'obéir à la Loi morale ; et s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un Athée stupide, ni un Libertin irréligieux. Mais bien qu'aux Temps anciens les Maçons fussent tenus en tout Pays d'appartenir à la Religion de ce Pays ou de cette Nation, quelle qu'elle fût, on estime cependant, maintenant, plus convenable de ne leur imposer que cette Religion[3] sur laquelle tous les Hommes sont d'accord, et de les laisser libres de leurs Opinions particulières : c'est-à-dire, être des Hommes bons et loyaux, ou Hommes d'Honneur et de Probité́, quelles que soient les Dénominations et Croyances qui puissent les distinguer. Ainsi, la Maçonnerie devient le Centre d'Union et le Moyen de promouvoir la véritable Amitié́ entre des Personnes qui eussent dû rester perpétuellement séparées. »
Il est clair que « Morale » signifie ici « Éthique » au sens où nous l’avons défini.
Et dans la seconde édition des Constitutions Anderson (1738), au moment où « la Grande Loge de Londres, Westminster et des environs » devient « la Grande Loge d’Angleterre » pour préparer son universalisation, l’article 1 se trouve transformé et précisé :
« Un maçon s’oblige à observer la loi morale comme un vrai noachide; et s’il comprend droitement le métier, jamais ne sera stupide athée ni libertin sans religion, ni n’agira jamais contre sa conscience. Au temps jadis, les maçons chrétiens devaient se conformer aux usages chrétiens de chaque pays où ils voyageaient ou travaillaient. Mais la maçonnerie existant en toutes les nations même de religions différentes, le seul devoir est aujourd’hui d’adhérer à cette religion où tous les hommes s’accordent (sauf pour chaque frère à garder son opinion particulière), c’est-à-dire d’être hommes bons et vrais, ou hommes d’honneur et de probité, n’importe les appellations, religions ou croyances qui les distinguent : car ils s’accordent tous sur les trois grands articles de Noé, et c’en est assez pour préserver le ciment de la loge. Ainsi la maçonnerie est le centre de leur union, et le moyen de concilier des personnes qui auraient dû, autrement, rester sans cesse éloignées les unes des autres.»
Anderson fait ici allusion aux trois lois noachides considérées comme les plus importantes :
· l’interdit de l’idolâtrie,
· l’interdit des rapports sexuels illicites,
· l’interdit du meurtre.
Les Lois Noachides, et en particulier, leur réduction aux trois principales, étaient donc considérées comme « Morale Universelle », capable d’unir « tous les hommes bons et loyaux ».
Autrement dit, comme une « éthique », au-delà et par-delà la diversité des peuples et des cultures, et donc servir de socle vivificateur pour tous les Francs-maçons, quels qu’ils soient et où qu’ils soient.
… afin que tout Maçon s’oblige !
Mais alors, où est la liberté du Maçon ?
Commençons par rappeler qu’il ne peut y avoir de Loi Morale sans interdictions, sans obligations, sans devoirs à observer. Nous deviendrions des jouets en dérive sous l’influence des circonstances, des passions, des influences extérieures non raisonnées, non pensées, non voulues, et commettrions des actes non intentionnés. Les citations supra démontrent clairement le rôle déterminant de l’intention. Car c’est l’intention qui donne la valeur à la pensée, à la volonté et à l’action, et non l’obéissance passive à une règle imposée de l’extérieur, et obéi à contre cœur par peur de la sanction.
Le libre-arbitre, hors toute loi morale, est certes la porte de l’anarchie licencieuse, des caprices, de la servitude volontaire aux circonstances, aux règles imposées de l’extérieur et aux influences étrangères à soi. Une sorte d’esclavage. Mais la liberté devient le fruit de notre capacité de se déprendre de toute contrainte extérieure.
Alors le monde devient un monde intelligible et propice au perfectionnement de l’être
Ce qu’affirme Jean-Jacques Rousseau, à la même époque :
« C’est la liberté morale, qui seule rend l’homme vraiment maître de lui ; car l’impulsion du seul appétit est esclavage, et l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est liberté[4]. »
À preuve, dans nos rituels :
« Comment espère-t-il obtenir les privilèges [de la Franc-maçonnerie], parce qu’il est libre et de bonne mœurs. » Nous retrouvons là la double exigence de liberté, dans tous les sens de ce terme, et de moralité. Mais c’est une morale intérieure, donc qui relève de l’éthique.
Cependant, si l’Obligation concerne principalement les formes des cérémonies, la promesse de ne pas divulguer les secrets du grade (une reprise des coutumes traditionnelles des réceptions dans le Métier) engage le Récipiendaire beaucoup plus loin par l’observation d’interdits considérés comme universels.
Les discours, commentaires, exhortations et autres instructions développent précisément toute l’étendue de ses devoirs, sans que cesse sa liberté intérieure.
Rappelons que la Franc-maçonnerie est substantiellement une démarche de perfectionnement de soi. Et pour ce, elle suppose une prise d’Obligation librement consentie.
Spinoza n’écrivait-il pas déjà que « la liberté, c’est la perfection elle-même ».
Les devoirs imposés par l’éthique vont bien au-delà de la simple observation du « secret ».
C’est pourquoi la portée des engagements que le Franc-maçon prend à chaque grade, a une portée qui va bien au-delà des simples secrets des grades. Le Maçon n’est pas, en conscience soumis à une règle morale particulière, mais à une éthique universelle, la même qui oblige tous les Maçons, sous toutes les latitudes, dans tous les temps, impliquant une nécessité supérieure. Et donc soumission libre et volontaire, qui n’est pas servitude.
La « Loi morale », donc en fait l’éthique, induite par l’Obligation du Maçon, donc qui l’oblige par des devoirs de type « lois noachides » intérieures, associées à des comportements chevaleresques dans la société, n’est ni contingente, ni particulière, ni à géométrie ou à applications variables en fonction de ses besoins et de ses préférences. Elle est universelle, comme la Franc-maçonnerie l’a été constituée pour l’être, et à ce titre, elle constitue le ciment qui unit tous les Maçons, faisant d’eux une famille unie par les mêmes principes, et les mêmes valeurs, en toute liberté intérieure.
La vraie liberté s’exerce lorsque nous sommes plus libres en étant « obligés » que libres par principe d’application de notre libre-arbitre sous toute obligation morale.
Dans ce cas l’Obligation devient synonyme de liberté. Violer son Obligation est source de remord, de culpabilité personnelle, sauf pour ceux qui, entrés en Maçonnerie, n’ont guère réussi à faire entrer la Maçonnerie en eux.
D’où sa liberté de penser, de vouloir, d’agir du Franc-maçon, dans le cadre strict de cette éthique universelle. La morale empêche, l’éthique oblige.
Une dernière idée :
Le changement de la position de l’équerre et du compas selon la progression des degrés. L’équerre symbolise la stricte rectitude vérifiable du Maçon, et le compas, l’écartement maximum de comportement que l’on peut s’autoriser, et surtout à ne pas dépasser , sauf à tomber dans l’« ubris ». Ce changement de position ne manifeste-il pas la progression de l’état de l’être soumis au départ de son initiation à la morale commune, c’est-à-dire « universelle » à celui de l’éthique, elle-même réellement universelle, puisque c’est sur ce double symbole que se réunissent de par le monde tous les Maçons, une famille unie par les mêmes valeurs, principes et pratiques, pour construire la chaîne de la fraternité universelle ?
C’est à cela que l’on reconnait les « vrais Frères » et qu’on les distingue …
… à ce qu’un Franc-Maçon, ça s’oblige !
ITER, 2024/10
[1] Albert Camus(1913-1960) Prix Nobel de Littérature en 1957, Le premier homme.
[2] C’est nous qui soulignons.
[3] Anderson joue sur les sens du mot « Religion » : dans la première citation, il fait référence à la signification courante du mot, soit : « comme un ensemble de croyances et d pratiques qui définissent le rapport de l'homme avec le sacré, pouvant avoir une application, dans certaines d’entre elles (ex. type : le Coran), des obligations civiques et politiques accompagnées du devoir de conquête et de conversion des peuples conquis. Dans la seconde citation du mot « Religion », Anderson fait appel à la notion rosicrucienne d’une spiritualité commune à l’ensemble de l’humanité, rattachant les hommes à la divinité, sans dénomination de con fession de foi, donc porteuse d’universalité, de paix, et de liberté.
[4] Du contrat social, Livre I, ch. VII, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 55-56.
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