Nous publions la seconde partie de l'étude érudite de notre BAF Marc Bianchini, Vénérable-Maître de la Loge Nationale d'Instruction du Rite Standard d'Écosse nous explique pourquoi "L'Art de Mémoire" est nséparable de ma transmission du Rite dans la Maçonnerie écossaise, comme il l'est dans tous les rites aanglo-saxons. Il nous encourage à le pratiquer non comme une récitation, mais en s'appuyant sur la compréhension du sens du Rite, et sur quelques procédés mnémotechniques ... très anciens. Il écrit :
Si je devais résumer la publication précédente, je dirais que cette technique d’apprentissage remontant à l’Antiquité grecque, a été reprise par Cicéron, réutilisée par le biais de la scolastique au Moyen Age et enjolivée, dans le bon sens du terme, à la Renaissance. Elle consistait à mémoriser des images dans des lieux afin de se remémorer des phrases, des textes, des concepts et autres poésies. Nous avons donc essayé, au travers de nouvelles lectures, de retracer la rencontre entre cet Art de la mémoire et la franc-maçonnerie. L’époque qui nous intéresse au premier chef est sans conteste la Renaissance point de jonction entre l’art de la mémoire et la naissance des Loges Schaw.
Un ancien disait : « Tout est écrit, il suffit de savoir lire ». J’ai donc lu et j’ai repris les bases, et en particulier les Statuts Schaw et plus précisément les seconds, ceux de 1599. En voici trois extraits édifiants :
- article 6. - Il est ordonné, par Monseigneur le Surveillant général, que le surveillant de Kilwinning, seconde loge d’Écosse, choisisse six maîtres parmi les plus parfaits et les plus dignes de rester dans nos mémoires, dans la juridiction [de la loge] pour examiner tous ses maçons sur leur qualification, leur pratique du métier, et l’ancienne Science de la mémoire…….
- article 10. - Il est ordonné que tous les compagnons paieront, le jour de leur réception, au registre de la loge, la somme de dix livres pour le banquet, plus dix shillings pour le prix des gants dès qu’ils auront été reçus. Personne ne sera reçu sans un examen satisfaisant sur l’art de mémoire et l’art du métier, effectué par le surveillant, le diacre et l’intendant de la logeo; conformément aux anciens usages, ils en seront responsables devant le Surveillant général.
- article 13. - Il est ordonné par le Surveillant général que la Loge de Kilwinning, seconde loge d’Écosse, soumette à l’examen de l’art de mémoire chaque compagnon et chaque apprenti, selon un état particulier et, au cas où il en aurait oublié quelque point, de lui faire payer les pénalités qui suivent, pour sa négligence : 20 shillings pour un compagnon, 10 shillings pour un apprenti, à verser à la caisse de la loge, selon l’usage habituel des loges ordinaires de ce royaume.
William Schaw (1550-1602)
Non seulement l’Art de la mémoire y est cité, mais en plus il sert à évaluer les maçons sur cet art, à ne les recevoir que s’ils le maitrisent et à les sanctionner en cas de défaillance. Comment ne pas y voir un rapprochement avec le par-cœur du Rite Standard d'Écosse (RSE) ? Mais ce n’est qu’une supposition pour l’instant. Et pourquoi ces maçons devaient ils donc cultiver cette technique ? Il devait bien y avoir quelque chose à apprendre, à retenir et à transmettre : le Mot du maçon certes puisque l’on sait maintenant que William Schaw en avait fait quelque chose d’important ; et autre chose surement et très probablement, les prémices des rituels qui ont été conçus à cette époque. Il fallait donc également garder le secret. On sait que les maçons opératifs du Moyen Age gardaient jalousement les secrets de la construction qui leur étaient transmis, leur permettant de ne pas être confondus avec de modestes cowans[1]. Mais n’oublions pas que nous sommes au début de la Renaissance époque où l’hermétisme était devenu à la mode. Cette doctrine était issue de l’Antiquité, originaire selon l’histoire ou la légende, d’Hermès pour les Grecs et de Thot pour les Egyptiens. Il y avait une « anticomanie », si je peux inventer ce mot.
On reniait le Moyen Age et on se tournait vers l’astrologie, l’alchimie, la magie et la philosophie néoplatonicienne pour appréhender ce regard sur la nature faisant comprendre à l’homme qu’il en faisait partie et pouvait interagir avec elle. C’est le sens de l’astrologie où le microcosme de l’homme et le macrocosme de l’univers sont interdépendants. Dieu était la résultante de tout cela et la notion de pureté dans la vie était un préliminaire à la découverte du scientifique et à l’alchimie. Ce fut par la suite l’apparition de V.I.T.R.I.O.L. cher à d’autres rituels maçonniques où l’on invite un impétrant à se plonger au plus profond de son âme (Visita Interiora Rectificando Invenies Occultum Lapidem ou « visite l’intérieur de la Terre et en rectifiant, tu découvriras la pierre cachée »). Nous sommes exactement en l’an 1600 et cette quête occulte impliquait le secret. Le phénomène du secret renforçait celui des opératifs, à l’époque de la création des loges maçonniques.
L’homme par qui tout arriva à cette époque fut un certain Giordano Bruno (1548-1600)[2][3]. Il rejoignit l’ordre des dominicains qui s’intéressaient depuis longtemps à l’art de la mémoire et devint maitre en cette discipline, considérant cet art comme hermétique datant de la plus haute Antiquité. Les images qu’il employait étaient d’ordre magique et occulte.
Giordano Bruno.
Il écrivit plusieurs ouvrages très controversés sur le plan religieux et donna lieu à de nombreux procès. Il fut défendu par un écossais, Alexander Dickson avec qui il devint ami. C’était un personnage controversé, très attaché au catholicisme. Il cherchait à exister dans un monde compliqué et se livra à de l’espionnage, une fois pour les écossais, une fois pour les anglais. Après un emprisonnement par l’Église d’Ecosse on le retrouva à la cour de James (ou Jacques) VI où il rencontra William Fowler, poète, secrétaire et chambellan. Fowler et William Schaw se côtoyaient régulièrement, ne serait-ce que quand il fallut reconstruire la chapelle du château de Stirling, trop petite pour accueillir tous les ambassadeurs étrangers lors du baptême du fils du roi, opération qu’ils menèrent ensemble. Le trio Dickson, Fowler, Schaw cultivèrent ensemble l’art de la mémoire auprès de James VI.
William Schaw s’était intéressé depuis longtemps à l’art mais il ne put y avoir de doute, auprès de deux maitres, tels que Dickson et Fowler, qu’il devenait évident pour lui que l’art de la mémoire devait faire partie des qualifications des maçons de l’époque, ce que l’on retrouve donc dans les seconds statuts Schaw. La boucle est presque bouclée. Mais l’art auquel Schaw désirait que les maçons écossais soient formés était-il celui de l’Antiquité, du Moyen Age ou de la Renaissance ?
Il semble évident que l’influence initiale de Giordano Bruno et la relation Dickson/Schaw a introduit dans la franc maçonnerie de l’époque la tradition hermétique.
Le culte d’éléments du secret hermétique dans le métier de maçon supposait conduire à un avancement spirituel et à la connaissance du divin. De plus, même si les travaux imprimés commencèrent à se répandre, cet art était utile surtout aux illettrés et à la transmission de choses jugées trop secrètes pour être écrites. Les Anciens Devoirs anglais étaient connus en Écosse à cette époque et furent transmis, très probablement, oralement et grâce à l’art de la mémoire, la version écrite n’intervenant que 50 ans plus tard. On le voit, l’apprentissage par cœur des Anciens Devoirs et très surement des rituels qui apparurent, sont à l’époque une préoccupation majeure.
Je m’arrête là dans mon petit exposé, en espérant que si l’on veut pratiquer le RSE en due forme, si l’on veut porter à ce rite le respect qu’on lui doit, si l’on veut perpétuer notre tradition, unique en franc maçonnerie, nous nous devons de prolonger cet art de la Mémoire, fondement du RSE. La maçonnerie mérite que chacun fasse des efforts pour le bien de tous, c’est l’œuvre collective. La devise de ma Loge est : « Ab origine fidelis » (Fidèle à nos origines).
Statuts Schaw (extrait)
MB, 10/2024.
[1] Ouvrier fabriquant des murs en pierre sèche
[2] Philosophe et libre penseur en son temps, Auteur d’un ouvrage sur la mnémotechnique : Clavis Magna. Excommunié et brûlé vif en 1600.
[3] L’histoire à partir de la pensée et de la méthode de G.Bruno est relaté dans le livre de Frances A. Yates (1899-1981) : « l’Art de la Mémoire » publié en 1966 et réédité de nombreuse fois.
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