Statuts Schaw 1598.
Notre BAF Marc Bianchini, Vénérable-Maître de la Loge Nationale d'Instruction du Rite Standard d'Écosse nous explique pourquoi "L'Art de Mémoire" est nséparable de ma transmission du Rite dans la Maçonnerie écossaise, comme il l'est dans tous les rites aanglo-saxons. Il nous encourage à le pratiquer non comme une récitation, mais en s'appuyant sur la compréhension du sens du Rite, et sur quelques procédés mnémotechniques ... très anciens. Il écrit :
Au Rite Standard d’Ecosse (RSE dans le texte), l’élaboration du parcours maçonnique et initiatique se fait au travers du rituel appris par cœur. Traditionnellement et aux trois degrés, le maçon n’élabore donc pas de planches, ce qui très souvent surprend les visiteurs de nos Loges. Ces planches « édifient » le nouveau maçon soit au travers de la réflexion et de la rédaction, soit au travers de l’écoute.
L’obligation de « faire du par cœur », incite le maçon du Standard à se plonger sans cesse dans le rituel pour se l’approprier et le transmettre aux autres frères en y mettant son cœur. Toute la difficulté réside dans le fait de se rappeler de textes souvent longs, dans un langage qui ne nous est pas familier, dans un contexte moderne n’ayant rien à voir avec le contexte de l’époque.
Mais l’art de la mémoire est aussi et surtout l’art de porter attention. Et même en étant concentrés, il ne nous est pas toujours possible d’enregistrer rapidement un grand nombre d’informations sauf entrainement spécifique. Le cerveau n’est pas conçu pour mémoriser les choses abstraites, les chiffres, phrases ou idées complexes. L’évolution du monde moderne a été plus rapide que celle de notre cerveau. La représentation des sentiments, des idées, des concepts ne se fait plus par l’image, c’est d’ailleurs l’intérêt de l’étude des symboles en franc-maçonnerie spéculative.
Par contre cette évolution nous a permis de perfectionner à l’extrême, l’intelligence spatiale et visuelle. On comprend ce que l’on voit et le mémorise et ce de manière extraordinaire. Il est plus facile de se rappeler un itinéraire ou l’organisation d’une maison par les images que le texte d’une simple page même si certains frères sont dans le déni par rapport à leur confiance en cette mémoire visuelle.
Dans l’histoire de cet Art de la mémoire, il y avait pour les auteurs anciens deux sortes de mémoire :
- La mémoire naturelle gravée dans l’esprit et née en même temps que la pensée
- La mémoire artificielle ou entrainée, mémoire renforcée ou consolidée par l’exercice.
Nous sommes ici, dans cet exposé, dans l’art de la rhétorique, un des sept arts libéraux dont parlait Pythagore entre autres et les auteurs des écrits fondateurs de la maçonnerie comme les Old Charges. La rhétorique est l’art du discours bien fait. Elle comporte cinq éléments :
- L’invention : trouver des procédés pour convaincre
- La disposition : exposer les arguments de manière ordonnée
- L’élocution : trouver les mots mettant en valeur les arguments
- L’action : diction et gestes
- La mémoire : recours à des procédés pour mémoriser le discours
Ce dernier point va chercher ses racines dans l’Antiquité. Cet art remonterait au Vème siècle av JC et serait dû à un poète grec et s’est transformée en doctrine au Moyen Age. Il s’agit d’une méthode d’apprentissage permettant à un rhéteur de réciter de mémoire un long discours. Elle fut expliquée ensuite par Cicéron[1] et Quintilien[2], reprenant un auteur inconnu ayant rédigé un texte appelé Ad Herennium[3] vers 82 av JC. Cela fonctionnait à condition d’exercer cette mémoire selon des règles très précises que sont les règles des lieux et les règles des images.
Buste de Cicéron
Cet Art de la mémoire contenu dans l’Ad Herennium fut conservé de l’Antiquité au Moyen Age. Mais c’est surtout à la Renaissance que cet art connut un développement extraordinaire et il est intéressant de constater que ces deux époques, Moyen Age et Renaissance, sont des moments cruciaux pour la Franc Maçonnerie. Le premier y verra l’apparition des Old Charges, le second celui de l’apparition de la maçonnerie en Ecosse à la fin de la Renaissance. Le véhicule du savoir était la mémoire et la parole. Il est dit « je ne graverai, ni ne dessinerai » et que « toujours je tairai, cacherai et jamais ne révèlerai à quiconque » et cela par la parole évidemment.
Quel est donc le secret et la clef de cet Art de la mémoire ?? Les règles sont issues de l’Ad Herennium. Cette mémoire est fondée sur les lieux et les images. Selon Cicéron[4], « il faut choisir en pensée des lieux distincts, se former des images de ce que l’on veut retenir et les ranger dans ces lieux et en ordre. L’ordre des lieux conserve l’ordre des choses et les images rappellent les choses ». On plaçait donc dans un bâtiment imaginaire de plusieurs pièces, des images et des choses dont on voulait se souvenir. Le rhéteur parcourait ensuite mentalement les pièces du bâtiment et y repéraient les éléments ou les mots qu’il y avait rangés. Tout réside dans l’association par ressemblance, différence ou contigüité des éléments à mémoriser pour arriver au but final.
Représentation du palais « mental » dans l’Antiquité.
Si je devais résumer, je dirais que les pages de l’ouvrage ou de l’écrit sont les lieux, et les images sont les lettres ou les phrases qu’on peut y lire. Les lieux ne doivent être ni trop grands, ni trop petits. Les images doivent être marquantes, laides, belles, spectaculaires, émouvantes, amusantes afin de choquer l’esprit. Les images rendent donc l’information mémorisable par la visualisation. Ces lieux pouvaient s’étendre sur de longues distances, si les choses à mémoriser étaient importantes et ils étaient comme des bornes, des indications. En fait il est probable que cette méthode passait d’abord par l’apprentissage par cœur de l’objet et que l’on disposait à intervalles réguliers des bornes comme indicateurs. Petite parenthèse, les expressions « en premier lieu, en deuxième lieu », tirent leurs origines de cette démarche. !!
Comme nous l’avons dit plus haut, cet Art perdura d’abord jusqu’au Moyen Age. Nous ne rentrerons pas dans le détail, mais il semble que les grands penseurs de l’époque comme Saint Augustin (Vème S.), St Thomas d’Aquin (13ème S.) bien que séparés par huit siècles et opposés sur bien des points, interprétèrent tous deux l’art de la mémoire antique dans le sens d’une morale scolastique qui conférait aux images des intentions éthiques et spirituelles par le biais d’analogies qui, pour la plupart, se résumaient à la dichotomie vices/vertus. Lors de la recherche des lieux dans ce qu’ils appellent le « palais intérieur », il y avait une quête de Dieu, obligatoirement présent dans les tréfonds d’une mémoire pas forcément consciente à ce sujet, mais naturelle, innée. Les 14ème et 15ème siècles virent le recul des idées de la scolastique et en conséquence celui de l’Art de la mémoire puisque concomitants.
La Renaissance remit cet Art au goût du jour, en particulier grâce à Giulio Camillo[5] et son théâtre de la mémoire. Nous sommes à la fin du 15ème siècle et les idées kabbalistiques, hermétiques, occultistes deviennent à la mode. Camillo préfigure un théâtre de sept rangs divisés eux-mêmes en sept et où l’on pouvait ranger toutes les connaissances humaines grâce à une imagerie symbolique de la mythologie grecque.
Le théâtre de la mémoire de G.Camillo.
Ramon Lulle (13ème S.) bien que du Moyen Age, représente la mémoire au travers du cercle, du triangle et du carré, un symbolisme que l’on retrouve en maçonnerie et s’intègre en avance dans la pensée de la Renaissance. L’art de la mémoire est appréhendé comme un système métaphysique d’images éternelles dotées de pouvoirs magiques ayant pour fonction de permettre à l’âme de retrouver, depuis son intériorité, son lien à l’unité du cosmos.
Ramon Lulle et sa représentation de l’Art de la mémoire
Bref, il a fallu me recadrer pour ne pas me perdre dans cette longue histoire de l’Art de la mémoire. Chaque époque a utilisé, détourné, enrichi en fonction de ses croyances et de sa vue du monde, ce qui n’était à l’origine qu’une technique d’apprentissage. Mais toutes ces évolutions des mœurs et de la pensée ont engendré des nouveautés et des révélations. Cette histoire se calque, sans hasard aucun sur l’histoire de notre vieille confrérie.
Ces questions se sont posées de façon naturelle : quelle est la vraie raison de notre par cœur au Rite Standard d’Ecosse ? qui l’a décidé ? depuis quand ? pourquoi ? et enfin y a-t-il un rapport avec cet Art de la mémoire. N’oublions pas que pour transmettre, à l’époque, l’oralité était de mise, l’illettrisme étant monnaie courante chez les tailleurs de pierre.
On ne peut qu’imaginer, tant les sources, à ce sujet, sont criantes d’absence, et pour cause. Et pourtant rappelons-nous que les sept arts libéraux sont nécessaires aux maçons et réclamés par le Régius. Ces sept arts libéraux sont décrits par Marianus Capella, écrivain romain de l’an 400, dans son encyclopédie qui servit de base à la culture du haut Moyen Age. Il s’agit du trivium et du quadrivium. On insiste toujours sur l’importance de la géométrie, faisant partie du quadrivium, chez le franc-maçon en référence au GADLU ou au GGDLU, mais on a eu tendance à oublier la rhétorique, faisant partie, elle, du trivium, ou art du langage.
Or cette rhétorique n’était à l’époque possible que par et grâce à l’Art de la mémoire, l’imprimerie n’existant pas et les écrits, par ignorance, oubli ou impossibilité, trop rares voire absents. L’Ecosse étant source des premiers rituels connus, nul doute alors que cette transmission orale, agrémentée du par cœur pour ne rien oublier dans la transmission des savoirs, devint une nécessité. On peut penser que cette habitude, fortement ancrée chez les maçons écossais, perdura chez eux, quand dans le même temps, la maçonnerie spéculative anglaise suivait peut-être une autre voie. Les Loges écossaises du 16ème siècle travaillèrent ce passage de témoin hérité du Moyen Age et de l’Antiquité en s’affranchissant de l’imprimerie née au milieu du 15èmesiècle.
Nous sommes dans un continuum qui, peut-être, persiste jusqu’à nos jours et ce, dans nos loges. Les Anglais n’ayant pas cette ancienneté historique de la relation opératif/spéculatif, ne virent probablement pas une obligation dans la pratique par cœur.
Voilà une supposition qui peut nous satisfaire. Le croisement de nombreux documents authentiques et vérifiés est nécessaire à l’histoire de la franc-maçonnerie. Elle permet de soucher sur de vraies références notre histoire comme l’a fait D.Stevenson[6] qui est non maçon. Nous verrons dans la suite de ce petit travail, l’impact exact de cet Art de la Mémoire sur le travail en loge des premiers francs-maçons.
Les sept arts libéraux.
MB, 2024/10.
[1] Cicéron : Rome 106 à 43 av J.C.
[2] Quintilien : Rome 35 à 96 ap J.C.
[3] Connu comme le plus ancien ouvrage sur la rhétorique sous le nom : Rhetorica ad Herennium dont l’auteur est inconnu (attribué parfois à Cicéron lui-même.
[4] In « De Inventione » sur la rhétorique.
[5] Humaniste italien 1480-1544
[6] David Stevenson : professeur d’histoire émérite de l’université d’Edimbourg. « Les origines de la Franc-maçonnerie. Le siècle écossais » 1590-1710. Ed Télètes. 1993 et « Les premiers francs-maçons ». Ed Ivoire-Clair, 2001.
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