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  • thierrymudry

L'amour est fort comme la mort




A travers le décès d’un proche nous est rappelé le caractère imminent de la mort, et cette évidence que la banalité du quotidien chasse de nos esprits, à savoir que, pour reprendre l’expression de Heidegger, l’homme est un « être-pour-la-mort » ou, plus exactement, un « être-vers-la-mort » (Sein zum Tod).


C’est pourtant la conscience de notre finitude, de ce que la mort est le terme inévitable du chemin, qui fonde l’humanité comme telle. Et dans la société moderne où tout est fait pour nous distraire de cette réalité ultime au point de nous étourdir, de nous engloutir en permanence dans l’artifice et l’éphémère, la finitude de l’homme, et donc l’humanité de l’homme, est occultée, censurée.


Comme l’écrivait Jean Cau, dans « Les écuries de l’Occident » (La Table ronde, Paris, 1973) :

« Il y a la mort et, malgré le bruit des machines de ce monde, des automobiles, des avions, des grandes ou petites machines de toute sorte

« malgré le chauffage central, les pharmacies et les chirurgies,

« malgré les tapis, les vaccins, l’hygiène et mille assurances et sur la vie,

« malgré les lumières de ce monde,

« malgré les silences feutrés et souples et mécaniques de ce monde,

« malgré l’ascenseur qui glisse dans l’huile, très doux, et le tic-tac à peine audible d’une montre précieuse et exacte,

« malgré les livres, les disques, les films et les images,

« malgré les lumières de ce monde,

« malgré l’orgueil tonitruant, bruyant, klaxonnant, étincelant et chromé de ce monde – il y a la mort ».


Une fois revenus à la conscience de notre humaine condition et de notre destin implacable d’« être-pour-la-mort » ou d’« être-vers-la-mort », se pose pour nous la question du sens de la mort.


Si la mort est un aboutissement, elle peut être aussi un accomplissement.


Notre naissance, ou plutôt notre immersion dans la manifestation, marque notre passage de l’Un au multiple. Ainsi l’unité du Principe, l’unité de Dieu, l’Indistinction originelle n’est-elle plus pour nous qu’un souvenir, tandis que la réalité placée sous le signe du multiple dans laquelle nous vivons apparaît synonyme à la fois de confusion et de souffrance.


En veut-on un exemple? Attachés à trouver le bonheur sur la terre, les hommes ont fait de celle-ci un enfer. L’histoire nous le montre.


Pour n’évoquer qu’un aspect de cette problématique, citons Chateaubriand qui, dans ses Mémoires d’outre-tombe rédigées au début du XIXème siècle, écrivait: « Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision ».


C’est ce que le père de la science politique allemande (et de la science politique tout court), le protestant Max Weber, appellera le « paradoxe des conséquences ».


Ce paradoxe est l’illustration la plus parfaite de la confusion qui nous régit et des souffrances qu’elle fait naître : c’est pour le « bien » des hommes, pour leur imposer un avenir radieux dans une société d’abondance, que sont nés les bagnes industriels du capitalisme dans des cités touchées par un taux de mortalité effroyable comparable à celui de la Grande Peste, que sont nés les camps de concentration et d’extermination des totalitarismes du XXème siècle; c’est pour imposer « la paix » que les puissances modernes ont déchaîné des guerres mondiales et provoqué des massacres de masse et s’obstinent encore aujourd’hui à s’engager dans des conflits armés de nature bien souvent génocidaire; c’est enfin pour satisfaire notre insatiable soif de de biens matériels attisée par les modes et la propagande commerciale que nous détruisons notre planète, que nous y répandons la laideur et l’uniformité et que nous sapons les bases mêmes de notre vie terrestre.


Laisser derrière soi cette confusion et cette souffrance peut être donc une délivrance, voire un accomplissement si le départ s’accomplit dans la sérénité qui sied à celui qui sait retrouver l’Unité et ainsi « rentrer chez lui/Lui ».


Mais si la mort est un aboutissement, si elle peut-être un accomplissement, l’amour peut être aussi un accomplissement ici et maintenant.


« L’amour est fort comme la mort », énonce le Cantique des cantiques dans un de ses derniers versets.


La Sulamite dévoilée. Génèse du Cantique des cantiques,

par Gustave Moreau



Ce verset se lit ainsi : « Mets moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras ; car l’amour est fort comme la mort, la jalousie est inflexible comme le séjour des morts ; ses ardeurs sont des ardeurs de feu, une flamme de l’Eternel ».


Relevons tout d’abord que le Cantique des cantiques, appelé aussi Chant de Salomon, fait partie intégrante de l’Ancien Testament et qu’il a intégré (bien qu’assez tardivement, au tout début de l’ère chrétienne) le corpus scriptural du judaïsme. Relevons aussi qu’il est lu chaque vendredi soir dans les synagogues séfarades. Pour les juifs en effet, tout particulièrement ceux issus de l’aire espagnole et provençale où a fleuri la Kabbale, la tradition ésotérique du judaïsme, le Cantique des cantiques évoque, en termes d’une grande sensualité l’amour de l’Eternel pour Israël.


Maître Eckhart, dans son sermon pour la fête de sainte Madeleine, y voit, quant à lui, une illustration de l’amour que Marie Madeleine vouait au Christ :

« L’amour est fort comme la mort » énonce Maître Eckhart, « ce mot vient bien à propos pour louer la grande amoureuse du Christ, sainte Marie-Madeleine, dont les saints évangélistes ont beaucoup écrit, en sorte que sa renommée et son nom sont en si haute estime dans toute la chrétienté, qu'il y en a peu d'autres qui l'égalent. Et encore que beaucoup de grâces et de vertus doivent être célébrées en elle, pourtant c'est avant tout l'amour ardent et extrême envers le Christ qui a brûlé en elle si inexprimablement et s'est manifesté avec une telle puissance que par son activité il peut être à juste titre comparé à la mort sévère. C'est pourquoi on peut bien dire de lui : "L'amour est fort comme la mort !"»


Maître Eckhart précise que l’amour ne se peut comparer à la mort que s’il s’accompagne d’un complet renoncement à soi, aux choses matérielles et aux biens spirituels : « ceci arrive quand l’homme s’abandonne entièrement et se dépouille de son moi, et ainsi se sépare de soi-même ».


« Mais, encore qu'un tel abandon soit quelque chose de tout à fait élevé et rare, hors de la mesure, il y a pourtant encore un degré qui élève l'homme d'une façon encore beaucoup plus sublime et parfaite vers sa dernière fin, et c'est l'amour qui l'opère, qui là est fort comme la mort qui nous brise le coeur. Et c'est quand l'homme renonce aussi à la vie éternelle et au trésor de l'éternité, à tout ce que, d'aventure, il pouvait autrefois recevoir de Dieu et de ses dons, en sorte qu'il ne le prend plus expressément et de propos délibéré comme but, pour soi et pour l'amour de soi-même, et ne s'y assujettit pas et que désormais l'espérance de la vie éternelle ne le touche ni ne le réjouit plus, ni ne lui rend son fardeau plus léger.


« Ceci seulement est le degré convenable du vrai et parfait renoncement. Et ce n'est que dans un pareil dénuement que nous prend l'amour, qui est fort comme la mort : et il tue l'homme dans son moi et il sépare l'âme du corps, en sorte que l'âme ne veut plus rien avoir à faire, pour son profit particulier, avec le corps ni avec d'autres choses quelconques. Et par là elle se sépare absolument de ce monde et s'en va là où elle a mérité d'être. Et où a-t-elle mérité d'aller si ce n'est en Toi, ô Dieu éternel, puisqu'il faut que Tu sois sa vie, par cette mort à travers l'amour.


On voit donc quel est cet amour, « fort comme la mort », il est engagement total et inconditionnel de soi, dans une gratuité totale, sans attendre la moindre rétribution, quelle qu’en soit la nature, de cet engagement sans retour…


Sans contredire ce qui vient d’être dit, l’affirmation posée par le Cantique des cantiques que « l’amour est fort comme la mort » peut trouver aussi son sens dans la figure de l’Androgyne.


Cette figure, si elle apparaît dans le Banquet de Platon, est présente dans les Ecritures dès la Génèse, chapitre 1, verset 26 (je reprends ici la traduction d’André Chouraqui) : « (Les) Elohîm créa (l’) Adâm à son image, à l’image d(es)’Elohîm il le créa, mâle et femelle il les créa. ».


L’homme créé à la ressemblance de Dieu est androgyne, et c’est en cela qu’il est à la ressemblance de Dieu – à la fois mâle et femelle.


La Kabbale juive le confirme. Ainsi peut-on lire dans le Zohar, Le Livre de la Splendeur : « toute figure qui ne représente pas le mâle et la femelle ne ressemble pas à la figure céleste. Le Saint – béni soit-il – n’élit pas domicile là où le mâle et la femelle ne sont point unis. Il ne comble de bénédictions que le lieu où le mâle et la femelle sont unis ».

Le Christ lui-même n’énonce-t-il pas, dans Mathieu, chapitre 19, verset 4 : « N’avez-vous pas lu que celui qui (les créa), au commencement, les fit mâle et femelle ? », et dans Marc, chapitre 10, verset 6 : « Mais au commencement de la création, Dieu les fit mâle et femelle » ?


A s’en tenir aux évangiles canoniques (ceux reconnus par les Eglises), assez explicites sur ce point, la vie éternelle n’est autre qu’un retour à l’Adam androgyne, une réintégration dans son corps originel à la fois mâle et femelle.

C’est ce que confirme par ailleurs l’évangile de Thomas (dont le manuscrit a été découvert à Nag Hammadi) dans son logion 22 : « Jésus vit des petits en train d’allaiter. Il dit à ses disciples : Ces petits qui tètent sont comparables à ceux qui entrent dans le Royaume. Ils lui dirent : Est-ce en étant petits que nous entrerons dans le Royaume ? Jésus leur dit : Si de deux vous faites un, que vous fassiez le dedans comme le dehors, le dehors comme le dedans, le dessus comme le dessous, en sorte que vous fassiez de l’homme et de la femme un seul être, si bien que l’homme ne soit pas homme et que la femme ne soit pas femme, si vous faites des yeux au lieu d’un œil, une main au lieu d’une main, un pied au lieu d’un pied, une image au lieu d’une image, alors vous entrerez dans le Royaume. »


Mais comment alors de deux faire un, faire de l’homme et de la femme un seul être, comme l’enseigne le Christ à ses disciples dans l’évangile de Thomas – et comment faire ainsi que l’amour qui unit soit fort comme la mort ?


Pour Jacob Boehme, mystique allemand du XVIIème siècle, et ses disciples, c’est par l’union avec la Sagesse divine, avec la vierge Sophia à qui est donnée la parole dans le chapitre 8 du Livre des Proverbes (« L'Éternel m'a créée la première de ses oeuvres, Avant ses oeuvres les plus anciennes. J'ai été établie depuis l'éternité, Dès le commencement, avant l'origine de la terre. Je fus enfantée quand il n'y avait point d'abîmes, Point de sources chargées d'eaux », etc.), c’est par l’union avec la vierge Sophia, le plus souvent identifiée à Marie, mais parfois aussi au Christ, que s’opère le retour à l’androgynie primordiale.


Pour Jacob Boehme et ses disciples, observe Julius Evola (La métaphysique du sexe, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1990), « dans sa condition déchue, lorsque l’homme aime les femmes, c’est toujours cette Vierge qu’il désire secrètement, c’est d’elle qu’il a soif même lorsqu’il croit se satisfaire par le plaisir charnel et terrestre. La « faible » femme terrestre n’en est qu’un succédané, et le complément de l’être qu’elle semble promettre est illusoire. Boehme fait de l’interdiction biblique de pénétrer dans l’Eden où est l’Arbre de Vie, un symbole du caractère inaccessible du but suprême à travers l’union des sexes terrestres : c’est comme toucher un fruit que le jardinier arrache immédiatement des mains de l’homme, précisément parce que l’homme prend Eve pour Sophia, confond la matrix Veneris qui l’attire par un faux désir avec la Vierge ». « Celui qui veut s’unir de nouveau à Sophia doit [donc] renoncer à Eve, la femme terrestre ».


Telle n’était cependant pas la position d’un des disciples tardifs de Jacob Boehme, Franz von Baader, dont il convient de relever la proximité avec Martinès de Pasqually et Louis-Claude de Saint-Martin (qui lui a fait découvrir la pensée de Boehme), ceux que l’on peut appeler les maîtres de Willermoz, le fondateur du régime écossais rectifié.


Telle n’est pas non plus la position des kabbalistes juifs.


Joseph Gikatila, kabbaliste espagnol des XIIIème et XIVème siècles, expose à ses lecteurs le secret du mariage du roi David et de Bethsabée qui prend valeur d’exemple universel aux yeux du kabbaliste. Chacun de nous, écrit-il, accède à la manifestation avec la moitié d’une âme unique et androgyne. Les couples réalisés sont ceux qui naissent de la rencontre des deux moitiés de cette âme symbolisant les aspects masculin et féminin de la divinité, les sefiroth yessod et malkhut. David et Bethsabée étaient de la sorte, comme le soutient le Talmud, destinés l’un à l’autre depuis l’origine des temps, mais le pêché de David (un penchant sexuel non maîtrisé pour une autre que sa « moitié ») avait retardé cette rencontre (Le secret du mariage de David et Bethsabée, Editions de l’Eclat, Paris, 2003).


Ainsi donc, la rencontre, quand elle se produit ici et maintenant, reproduisant l’unité androgynique primordiale, rend l’amour de ceux qu’elle unit « fort comme la mort » parce qu’elle leur ouvre les portes du Royaume...




(En haut de page: la Bienamada, de Dante Gabriel Rossetti)


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