Notre Très Cher Frère Jean G., fondateur du Cercle Ermeneia, créé pour stimuler le goût de l’étude, de la recherche et de la réflexion des Francs-maçons, nous entraîne dans une réflexion approfondie sur le thème fort métaphysique de l’indicible. Son texte est présenté en quatre parties successives. Ci-après la première partie. Il écrit :
« Il faut apprendre à écrire
avec des mots gorgés de silence. »
Edmond Jabès. Je bâtis ma demeure. Poèmes 1943-1957.
Quand nous prononçons ce mot, il est trop tard, nous avons dit.
Dire l’indicible est un peu la vocation de l’homme, qui acquiert la parole. Pourtant beaucoup veulent se taire ou faire taire l’autre.
C’est que dire est terrible, angoissant car conduit immanquablement à s’interroger. Dire c’est poser le monde en mode interrogatif.
Le cri Edvard MUNCH.
Autoportrait, 1882, Musée Munch.
Les postures possibles face à l’indicible.
Devant l’indicible et son vide sidéral il n’y a que quelques postures possibles. Nous ne nommons pas l’indicible, nous en parlons. C’est de méthode qu’il s’agit. Chacun pour évoquer non pas l’indicible mais le discours sur lui utilise une méthode. A chacun son herméneutique et c’est cela qui conduit jusqu’au combat, le choc des herméneutiques. Les uns ont choisi une herméneutique scientifique, qui se donne d’accéder à l’indicible par la connaissance objective. D’autres prennent le parti de la foi. Ceux-là devraient se taire une fois pour toute puisque la foi est un acte finalisé par définition : croire et se taire. Pourtant ils en parlent, c’est que soit la foi est toujours fragile, soit que la foi reste assujettie à une herméneutique, elle qui devrait s’y fermer. Les mystiques aussi ne devraient pas parler puisque leur objet est de communier dans l’amour principiel. Cependant ils disent.
Le Nada de Jean de la Croix affirme bien que le mysticisme est une herméneutique en criant ce Nada. Le principe n'est pas rien, mais nous ne pouvons rien en dire. Les philosophes partent en quelque sorte du point zéro comme les scientifiques, en disant que nous ne prétendons pas dire avant que de chercher. Tous pourtant à un moment sont en échec, car malgré leurs avancées, ils se heurtent à un mur. Ce mur du non dicible, du non-dit, qui est limite du discours, limite de la parole, sans y renoncer pour autant. Science et foi affirment, la mystique quand elle s’exprime rejoint souvent la poésie, devant l’inexprimable. Et en effet quand la parole se tait, l’art naît pour dire. Il a commerce avec le mythe, sans doute la plus ancienne voie d’accès à l’indicible. La métaphore, le symbole en sont des déclinaisons. Sur les parois des cavernes des hommes traçaient des signes qui pour eux n’étaient sans doute ni des paroles, ni des symboles, ni des figurations religieuses, ni des concepts philosophiques, ni de l’art. Mais nous les lisons nous comme tels, tout ensemble. Le dénominateur commun et ce qui les animaient en même temps que les représentations qu’ils nous ont laissées, c’est le désir de l’homme.
L’affirmation ambitionne la certitude.
La science est-elle « indicible » ou pensée positive ?
Ludwig Wittgenstein (1899–1951). Austrian National Library, Accession number Pf 42.805 : C (1)
La science est cette attitude. De tout temps les hommes ont défendu cette entreprise. Démocrite a pensé l’atomisme, Anaxagore[1] a compris les fondements du cosmos, Aristarque de Samos a le premier énoncé que la terre tournait autour du soleil, Philolaos de Crotone trouva que la terre tournait sur elle-même, Pythagore décela les relations des nombres et des harmonies… Aristote déploya les trésors de la logique. De nos jours un Wittgenstein a réaffirmé la logique en disant dans la première partie de son œuvre « le monde est ce qui a lieu » et en ajoutant « ce que nous ne pouvons dire, il faut le taire »[2].
Il écrit d’une autre manière le cri poussé par Parménide « l’être est et le non être n’est pas, et il faut s’interdire de penser le non être ».
Leurs deux voix affirment le primum de la pensée positive, scientifique, et ne retiennent que le mode affirmatif.
Wittgenstein reniera sa première façon de penser, dans laquelle il ne tenait compte que de la certitude du fait constaté, oubliant que des faits qu’il ne constatait pas lui-même, se déroulaient à son insu, dans l’infiniment grand ou petit, à des années lumières ou dans le creux de ses cellules, contemporains de ceux qu’il constatait effectivement. Les faits en appellent à la naissance du concept qui permet d’évoquer le fait à distance, de la vue, de la perception, et d’en parler alors qu’il se tient en dehors de tout domaine sensible. Le concept est autorisé par l’usage de la raison. La conceptualisation participe de la science qui saisit à distance dans un processus de connaissance, médiatisé par la raison.
La connaissance et foi : des faits perceptibles à l’imperceptible.
La connaissance est un ensemble englobant le fait perceptible mais offrant l’accès à l’imperceptible, en sauvegardant logique et science.
A côté de la science, la foi au sens strict permet l’exercice du mode affirmatif. Elle pose une certitude dans la réalisation et l’actualisation d’un Dieu en majesté qui demande seulement acquiescement et obéissance.
Concept, mythe et métaphore.
La science a ses limites, qui sont celles du concept. Le concept progresse et au fur et à mesure qu’il dévoile la réalité en conférant à celle-ci le statut de vérité scientifique – dont nous savons qu’il est malgré tout fragile – il perd le titre de concept, pour devenir règle. Cependant le concept renait toujours de ses cendres, repousse son horizon conceptuel à chaque fois qu’il semble s’évanouir dans le démontré. Un concept chasse l’autre, le nouveau plus complexe, plus profond, plus large que le précédent.
De façon « absolue », nous envisageons que le concept ne fonctionne pas selon un mode eschatologique, selon un principe qui admettrait que son devenir est dans la résolution complète de l’énigme du monde, qui deviendrait un océan indépassable de faits élucidés. Alors le concept ne peut aboutir à l’indicible. Il faut acter bon gré, malgré, le concept « d’inconceptuabilité » comme nous le dit Hans Blumenberg[3]. Du fait certain, avéré, au concept, mers plus ou moins tourmentées, nous abordons les rives incertaines de « l’inconceptuabilité ».
Hans Blumenberg, Crédits Éditions de l’Éclat.
Elle consiste à prendre ou reprendre pied sur des terres mythiques et métaphoriques, où nous croisons les géants de notre histoire, du langage et de notre inconscient. Le mythe et la métaphore disent sans dire, sans affirmer, en susurrant à nos oreilles leurs paroles poétiques, leurs insinuations séductrices, nous pourrons y revenir.
La foi aussi a ses limites. Même une foi très dogmatique, figée dans les préceptes d’une catéchèse inflexible, d’une Eglise impassible aux questions de ses fidèles et des modernités, contient en elle-même ses contradictions. Parler de théologie, étude de Dieu, a-t-il une signification quand la Vérité est atteinte une fois pour toute, ne laissant aucune place au doute. A quoi bon étudier Dieu puisqu’il est affirmé éternellement. Le concept de « théologos »[4] contient en lui comme des relents d’une histoire bouleversée où tout avait commencé par la pensée et non par la révélation revendiquée des siècles plus tard.
Foi et science dans leurs apparats de certitude et dans leurs forteresses aux murs lézardés, sont des géants au pied d’argile. L’une est tenaillée par le doute et l’espoir - qui n’abandonne pas l’affirmation d’un principe divin, et affirme au contraire le devenir positif comme une nécessité et un objet à construire plus qu’à recevoir passivement - et l’autre dans l’effondrement du concept de progrès comme vision quasi théurgique. Les deux se rejoignent dans les ressorts impuissants qu’elles mettent en jeu.
DEA / G. DAGLI ORTI | Crédits : De Agostini/Getty Images
Prochaine publication : deuxième partie de quatre.
JG., Ermeneia, 08/2023.
[1] Tout se transforme, rien ne se perd. [2] Tractatus logico-philosophique. Wittgenstein Ludwigg. [3] Théorie de l’inconceptuable. Collection éclat Blumenberg Hans. [4] Epoque où la gnose n’avait pas encore été chassée par la foi.
Opmerkingen