Un épisode bien connu de la vie de Jésus est relaté dans l’Evangile de saint Jean : « Comme la Pâque des Juifs approchait, Jésus monta à Jérusalem. Il trouva installés dans le Temple les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple ainsi que leurs brebis et leurs bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs et dit aux marchands de colombes : « Enlevez ça d’ici. Ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic »» (Jean, 2 : 13-16).
Les autres Évangiles rapportent eux aussi cette manifestation de la colère de Jésus face aux marchands du Temple : Matthieu, 21 : 12-13, Marc, 11 : 15-17 et Luc, 19 : 45-46.
Cela n’est assurément pas anodin, et le fait que les quatre Évangiles canoniques y fassent référence quasiment dans les mêmes termes signifie que l’épisode en question revêt symboliquement une importance majeure.
Beaucoup de chrétiens y font référence mais en réduisent la signification au refus manifesté par Jésus de la confusion entre le spirituel et le matériel, le religieux et l’économique.
Une telle interprétation n’est certes pas fausse mais comme d’habitude, s’agissant des chrétiens attachés à la lettre des Évangiles et sans doute incapables d’en déceler la vérité ultime qui est pourtant la Parole de Dieu, elle est loin d’en épuiser ou d’en percer le sens réel au-delà du sens littéral du texte.
Pour en savoir plus, il convient peut-être de se rapporter à ce qu’a dit Maître Eckhart sur le sujet dans le premier de ses sermons en langue allemande.
Rappelons en quelques mots, avant d’y venir, qui est Maître Eckhart.
Né en Thuringe aux alentours de 1260, maître en théologie, un temps vicaire général de l’Ordre des frères prêcheurs (les dominicains) à Strasbourg, il y fut chargé de la direction spirituelle des sœurs de l’Ordre de la province de Teutonie et des béguines, qui formaient un tiers ordre. C’est à cette occasion qu’il prononça devant un large public ses fameux sermons en langue allemande. Les thèses qu’il y exposait furent, s’agissant des principales d’entre elles, condamnées par une bulle du pape Jean XXII pour être entachées ou suspectes d’hérésie.
Il n’est certainement pas indifférent que son sermon sur les marchands du Temple occupe la première place parmi ceux qu’il a prononcés à l’intention du « vulgaire », pour reprendre la terminologie de la bulle de Jean XXII, ce « vulgaire » qui n’est autre que le public avide de Dieu auquel il s’adresse.
En premier lieu, il faut se demander, avec Maître Eckhart, ce qu’est ce Temple d’où Jésus chassa les marchands.
Maître Eckhart nous répond : c’est l’âme de l’homme, que Dieu « a complètement formée et créée semblable à lui-même ».
En effet, « rien n’est aussi semblable à Dieu que ne l’est, et elle seule, l’âme de l’homme. C’est pourquoi », poursuit le Maître, « Dieu veut garder ce temple vide, afin que, dedans, il n’y ait rien d’autre que Lui ».
Ensuite, une autre question vient à l’esprit : qui sont ces marchands que Jésus chassa du Temple et qu’il veut, aujourd’hui, encore en chasser ?
Maître Eckhart nous dit d’eux que ce sont « des marchands qui se gardent des pêchés grossiers, qui aimeraient être gens de bien et accomplissent à la gloire de Dieu de bonnes œuvres, telles que jeûnes, veilles et prières, et toutes sortes de bonnes œuvres, mais ne le font que pour obtenir de Notre-Seigneur quelque don en échange, ou pour obtenir, en échange, que Dieu fasse pour eux ce qui leur plait, à eux ; tous cela sont des marchands ! Ne veulent-ils pas, en effet, donner une chose en échange d’une autre et marchander avec Notre-Seigneur ? »
Les marchands du Temple ne sont donc ni les hommes mauvais, ni, d’une manière figurée, les actes mauvais ou les pensées mauvaises.
Cette expression désigne en fait les hommes qui attendent de leur générosité ou de leur piété, lorsqu’ils en font preuve, une rétribution.
Au-delà, elle désigne aussi l’inclination à vouloir être récompensé de ses bienfaits ou de ses gestes de dévotion.
Au final, les marchands du Temple sont ceux qui s’ingénient à garder une distance entre Dieu et eux-mêmes, la distance qu’observent les marchands avec leurs clients, les créanciers avec leurs débiteurs, sans réaliser qu’ils ne font pourtant qu’Un avec Dieu, et que leur âme immortelle participe de l’essence divine.
Ainsi apparaît clairement le sens de cet épisode de la vie de Jésus, dont nous savons qu’il a une portée symbolique et intemporelle.
Des courts passages qui le relatent dans les Évangiles, nous pouvons dire que se déduisent les principes qui doivent guider chaque homme engagé dans une démarche spirituelle ou initiatique, laquelle doit s’appréhender comme la grande Guerre Sainte qu’il a vocation à mener (grande Guerre Sainte dont les vrais musulmans savent qu’à la différence de la petite Guerre Sainte contre les « ennemis de la Foi », elle est la plus décisive, et la seule importante puisque c’est celle que chacun se livre à lui-même et livre à ses propres démons).
On notera que c’est contre les marchands du Temple que Jésus se fit violent dans les Évangiles, alors qu’il se tint coi face au Sanhédrin et face aux Romains, car c’est contre les marchands qu’il importait de se battre, et de donner du poing, alors que le Sanhédrin et les Romains ne faisaient qu’accomplir la volonté de Dieu.
Quels sont les principes qui doivent guider celui qui emprunte le chemin sinueux de l’ascension spirituelle et de l’initiation dans cette Guerre sainte ?
Il lui importe, enseigne Jésus, de se vider de toute présence hors la Sienne, de faire silence en lui-même, pour laisser place à la seule Présence divine.
Il lui importe également de ne chercher aucun avantage d’aucune sorte dans le service de Dieu, fût-ce pour son salut personnel, car comme l’a énoncé Notre-Seigneur : « celui qui veut se sauver se perdra ».
Maître Eckhart le rappelle : Dieu « est vide et libre et il opère par véritable amour. C’est ainsi qu’agit également l’homme qui est uni à Dieu ; il est, lui aussi, vide et libre dans ses œuvres et il agit uniquement pour la gloire de Dieu et sans jamais y chercher son propre bien : c’est Dieu qui l’opère en lui ! »
Les deux principes qui doivent le guider s’appellent donc : Vacuité et Gratuité.
Leur convergence s’accomplit dans le but ultime qu’est la déification de l’homme.
L’homme est Dieu par son origine et par sa fin, et il peut, grâce à la conscience qu’il a de cette généalogie, de son destin inéluctable et de sa vraie nature, grâce à la démarche volontaire qu’il peut adopter de laisser Dieu l’emplir tout entier et de se donner à Lui sans contrepartie devenir ce qu’il est déjà au tréfonds de son âme : il peut devenir Dieu ici et maintenant.
N’est-ce d’ailleurs pas de la sorte que Maître Eckhart clôturait son premier sermon en langue allemande ?
« Puisse Jésus venir aussi en nous jeter dehors et renverser tous les obstacles, et nous rendre un comme il est un avec le Père et l’Esprit-Saint, un seul Dieu, pour que nous devenions et demeurions éternellement un avec lui ! Que Dieu nous y aide ! Amen ».
Maître Eckhart (1260-1328?)
Il est bon en effet de se replonger régulièrement dans les sermons de Maître Eckhart. Ceux en allemand, dont il existe d'excellentes traductions, sont plus abordables que ceux en latin, que leur auteur adressait à des clercs très érudits. ceux en allemand proviennent de notes prises par les soeurs dominicaines. L'intention de Maître Eckhart pour ce public qu'il visitait régulièrement, était d'être aussi clair que possible. C'est pourquoi, près de neuf siècles plus tard, ils restent encore accessible à nous et toujours d'actualité. Quel bonheur de dépasser les dogmes et doctrines infantilisantes ! Merci de cette belle étude.