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Franc-Maçonnerie et résistance amérindienne




Il peut sembler surprenant que la Franc-Maçonnerie, introduite en Amérique du Nord par les colons britanniques (la première loge aurait été ouverte à Boston en 1733), ait très tôt attiré à elle des Amérindiens, en particulier leurs chefs. Plus surprenant encore que ces derniers aient considéré leur engagement maçonnique comme une opportunité qui leur était offerte de défendre leurs droits nationaux et de préserver leur spiritualité propre. Ce fut pourtant le cas.


L’histoire de la Franc-Maçonnerie amérindienne débute en avril 1776 : le chef mohawk Joseph Brant (de son vrai nom Thayendanegea) est alors initié dans une loge anglaise lors d’un voyage à Londres. Les Mohawks font partie de la Ligue ou Confédération des Six Nations Iroquoises qui jouissait d’une quasi-indépendance dans l’Amérique du Nord britannique. Lorsqu’éclate l’insurrection des colons d’Amérique du Nord contre leur métropole, Joseph Brant, craignant pour l’avenir des Iroquois en cas de victoire des colons dont la soif de terres était insatiable, persuade quatre des six tribus de la Ligue de soutenir l’armée britannique et les loyalistes fidèles à la Couronne (dont les chefs étaient eux-mêmes Maçons). Sa réception dans la FM anglaise manifestait l’importance que revêtait aux yeux des cercles dirigeants britanniques, jusque dans les rangs de la famille royale, le ralliement de ce chef indien à leur cause. La défaite britannique obligea Joseph Brant à se réfugier au Canada avec ses partisans et confirma ses sombres prédictions sur l’attitude des colons, une fois libérés de la domination britannique, face aux Indiens : les Iroquois perdirent progressivement leurs terres et leurs droits au cours des décennies suivantes.


L’exemple de Joseph Brant fut imité dans le Territoire du Nord-Ouest par le chef shawnee Tecumseh qui, après avoir été initié au cours d’un déplacement à Philadelphie, tenta d’unifier toutes les tribus amérindiennes d’Amérique du Nord pour résister à l’invasion des Blancs et s’engagea, dans ce but, aux côtés des Britanniques lors de la guerre anglo-américaine de 1812 où il trouva finalement la mort.


Plus au Sud, la Franc-Maçonnerie s’implanta durablement au XIXème siècle dans les « Cinq Tribus Civilisées », les Cherokees, Creeks, Choctaws, Chickasaws et Séminoles, ainsi dénommées à l’époque en raison de leur adaptation partielle au mode de vie des colons blancs, auxquels certains parmi elles empruntèrent même l’institution de l’esclavage. Mais comme ce qui restait des territoires encore en leur possession s’étendait sur une partie des Etats du Sud-Est (Géorgie, Caroline du Nord, Floride, Alabama, Mississippi, Tennessee et Kentucky), le président Andrew Jackson (un Franc-Maçon !) décida en 1830 d’ordonner leur déportation plus à l’ouest en « Territoire indien » afin de permettre l’implantation des Blancs sur les terres rendues ainsi disponibles. Quelques décennies plus tard, le Territoire indien devait être ouvert à son tour à la colonisation blanche et transformé en un nouvel Etat en 1907, l’Oklahoma…


Au lendemain de leur installation forcée en Territoire Indien, la plupart des chefs et des membres éminents des Cinq Tribus prirent le tablier. Huit loges virent rapidement le jour dans le Territoire avant la création d’une Grande Loge transtribale en 1874. Mais plusieurs les avaient précédés dans cette démarche. Parmi eux figuraient notamment le chef cherokee John Ross et son principal compétiteur, le prospère propriétaire d’esclaves Stand Watie.


Cet engagement fut favorisé par l’action des missionnaires baptistes qui, à la différence des représentants des autres dénominations protestantes venus évangéliser les Amérindiens, entreprirent de concilier les valeurs communautaires de leurs ouailles avec le christianisme, en insistant sur l’idéal de fraternité et de sororité chrétiennes, sur la rédemption de la communauté plutôt que sur le salut individuel. C’est, en effet, à ces missionnaires, pour lesquels christianisme et maçonnerie apparaissaient indissociables, que l’on doit la création des loges en Territoire Indien (That Religion in Which All Men Agree. Freemasonry in American Culture, Berkeley, Los Angeles and London, University of California Press, 2014, page 180).



Evan Jones, le missionnaire baptiste d'origine galloise, défenseur des droits des Amérindiens et évangélisateur des Cherokees


Parmi les Cinq Tribus, les Cherokees étaient les plus impliqués dans la Maçonnerie locale. A l’initiative des missionnaires Evan et John Jones et des autres Maçons de la tribu, les éléments attachés au maintien des vieilles traditions et de la solidarité tribale (et, de ce fait, opposés à l’institution de l’esclavage) devaient former une société secrète, la fraternité Keetoowah qui mêlait, dans ses réunions tenues sur les lieux de cultes traditionnels (stomp grounds), autour du feu sacré, rites ancestraux, chants et hymnes chrétiens et rituels d’inspiration maçonnique (Patrick N. Minges, Slavery in the Cherokee Nation. The Keetoowah Society and the Defining of a People 1855-1867, New York and London, Rouledge, 2003, pages 79 à 82).


Contrairement aux vœux des membres de cette fraternité, les Cherokees (et les Maçons du Territoire indien) devaient se diviser lorsqu’éclata la guerre de Sécession, certains prenant le parti de l’Union et d’autres, un temps majoritaires, celui de la Confédération des Etats du Sud.


Le gouvernement confédéré envoya Albert Pike négocier avec les Cherokees et les autres tribus du Territoire indien leur ralliement à la cause sudiste. La manœuvre était habile : Pike, Grand Commandeur de la Juridiction Sud du R.E.A.A. (on sait le rôle qu’il joua dans la réécriture de ses rituels, contribuant, de la sorte, à son expansion internationale) n’avait en effet pour interlocuteurs amérindiens que des Francs-Maçons. Quelques mois plus tôt, il avait élevé le chef des Choctaws et des dirigeants cherokee et chickasaw de premier plan au 33e degré du rite. En territoire indien, Albert Pike obtint facilement l’adhésion de Stand Watie qui dirigeait la faction pro-esclavagiste et pro-sudiste des Cherokees. Nommé colonel de l’armée confédérée puis promu général de brigade, Stand Watie, à la tête de son régiment de cavalerie cherokee, remporta le 10 août 1861 une victoire écrasante sur les forces de l’Union dans le sud-ouest du Missouri. Cette victoire devait déterminer la majorité des Cherokees, imités par tout ou partie des autres tribus, à s’allier aux Sudistes.


Stand Watie fut le dernier général sudiste à déposer les armes le 23 juin 1865, deux mois et demi après Robert Lee. Sa reddition fut négociée entre Frères, au cours d’entretiens entre le major général Francis Herron (Loge Mosaïque de l’Iowa n°125), représentant les forces de l’Union, et William P. Adair et James Bell, officiers supérieurs des troupes cherokees confédérées.


Stand Watie, général cherokee de l'armée confédérée


Tandis que les Cinq Tribus s’engageaient en large ou majeure partie sous la bannière de la Confédération à l’initiative de leurs chefs francs-maçons, l’ingénieur seneca (les Senecas étaient l’une des quatre tribus iroquoises qui avaient pris parti pour les Britanniques durant la guerre d’Indépendance) Ely S. Parker servit comme officier supérieur dans les armées de l’Union et devint l’adjoint du général Grant qui commandait l’ensemble des troupes nordistes. Parker cumulait les fonctions de grand sachem ou chef suprême des Iroquois et de grand orateur de la Grande Loge d’Illinois, tout en cheminant jusqu’aux plus hauts grades des Chevaliers templiers et de l’Arche royale. Son petit-neveu et biographe, Arthur C. Parker, lui-même alors 32e du R.E.A.A., rédigea un court traité sur la Franc-Maçonnerie amérindienne, publié en 1919 par le Consistoire du R.E.A.A. de la vallée de Buffalo (Etat de New York).


Dans ce traité et dans d’autres écrits, Arthur Parker devait souligner que les Amérindiens étaient Maçons « par nature ». Il insistait sur les convergences entre Amérindiens et Maçons en rappelant les quatre piliers de la sagesse iroquoise : la croyance en une divinité suprême, le Grand Esprit, origine de tout, et la croyance en l’immortalité de l’âme ; la pratique des vertus et le fort sentiment de fraternité qui lie l’Amérindien non seulement aux siens et aux autres hommes mais également à toute la création, sentiment qui commande son sens de l’hospitalité et son respect de la nature. Il rappelait aussi la propension des Amérindiens à se rassembler en fraternités rituelles et initiatiques. Parmi elles : les Anciens Gardes de la Puissance Mystérieuse, dont Parker décrit dans son traité une partie du rituel organisé autour de l’invocation du sacrifice du légendaire chef Main Rouge, en bien des points semblable à celui d’Hiram. Détenteur de secrets relatifs au Grand Mystère, Main Rouge est agressé par un guerrier qui exige du Chef qu’il les lui livre. Devant son refus, l’agresseur frappe Main Rouge et le scalpe, le laissant pour mort…


Loge des Anciens Gardes de la Puissance Mystérieuse


L’opinion de Parker qu'il exprimait dans son traité était partagée à l’époque par nombre de ses Frères d’origine européenne, pour qui diverses expressions de l’identité amérindienne telles que « les tumulus funéraires ornés de signes géométriques et astrologiques, les sociétés secrètes masculines, les cérémonies d’initiation, les signes tribaux et les mots tenus secrets suggéraient une correspondance avec les usages maçonniques » (That Religion in Which All Men Agree, op. cit., page 189).


Après des décennies, voire des siècles d’hostilité ou de mépris à l’égard des premiers habitants du Nouveau Monde décrits au pire comme des sauvages à éliminer, au mieux comme des primitifs à éduquer et assimiler, la Franc-Maçonnerie américaine, Frères amérindiens et blancs confondus, devait ainsi initier une réhabilitation de leur culture décrite comme une des sources de la Maçonnerie locale.


Cette valorisation de l’héritage amérindien traduisait, au sein de la FM et plus largement de la société américaine, un certain désenchantement vis-à-vis de la modernité et du « progrès », dont les Blancs s’étaient fait les promoteurs. Le même désenchantement devait susciter à la même époque en Europe, alors en pleine expansion coloniale, un intérêt croissant pour les spiritualités orientales et déboucher sur la découverte d’une origine et d’une vérité commune aux traditions d’Orient et d’Occident.


Fritjhof Schuon, l’un des chefs de file de l’école pérennialiste, avec René Guénon et bien d’autres, considèrera d’ailleurs la sagesse amérindienne à l’égal de celle des grands noms et des grands traités de la spiritualité orientale ou occidentale : « si nous voulons », écrivait-il, « pénétrer le sens de la sagesse des Indiens, ce ne peut être qu’à l’aide d’autres doctrines traditionnelles et sacrées, ou plus précisément, ce qui revient au même, à la lumière de la philosophia perennis qui demeure une et immuable sous toutes les formes qu’elle peut assumer à travers les âges » (Oriens, vol 2, n°1-2, February 2005). Lui-même converti à l’islam soufi et assumant la fonction de cheikh (directeur spirituel) d’une confrérie, il se liera d’amitié avec les Sioux Lakota, en particulier avec leur medicine man ou chamane Elan Noir, au point de s’établir avec ses disciples dans leur voisinage, à Bloomington, dans l’Indiana.


Fritjhof Schuon (à droite) avec Elan Noir (au milieu) et Une Plume (à gauche) en 1963



(En haut de page: le chef mohawk Joseph Brant)

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