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Connais-toi toi-même : pourquoi, comment ?



Les périodes de confinement plus ou moins chaotiques, les mesures sanitaires imprévisibles, l’injonction de « rester chez soi », les incitations de faire attention à tout, les conseils de s’abstenir de toute relation sociale, engendrent, dit-on, des poussées de stress et de replis sur soi. Ils sont de ce fait propices à des interrogations personnelles ou à des « introspections », pour reprendre ce terme à la mode. Le mal-être qui en résulte assure l’ordinaire des « coaches », thérapeutes, praticiens de développement personnel et « psys » en tous genres ou … assure la fortune de laboratoires pharmaceutiques et des apothicaires pour la vente d’antidépresseurs.

Mais ce retour sur soi, véritable confinement intérieur, conduit à des réflexions (sans jeu de mots) sur le sens même du « soi » et sur la place que le « soi » occupe dans l’environnement social, dont chacun est maintenant, dans les faits, pratiquement coupé. Nous n’entrerons pas dans ce billet sur les interprétations psychologiques, notamment jungiennes, du « soi », laissant ce domaine à des spécialistes. Nous pensons qu’il y a d’autres angles d’entrée pour l’étude de la maxime « Connais-toi toi-même ».


De très intéressants travaux sur cette maxime si féconde en interrogations et en développements philosophiques, et parfois aussi en contresens, prennent un relief particulier dans ce contexte dit « sanitaire », fort contraignant pour la pensée et sa nécessaire liberté. Nous retiendrons ici, trois auteurs, très différents, dont les idées nous ont parus bien plus intéressantes que les lieux communs psychologiques :

- le professeur de philosophie Fulcran Teisserenc[1],

- le professeur de neurochirurgie, Guy Lazorthes[2],

- et l’essayiste Jean-Georges Kahn[3].


Passons sur l’attribution de cette maxime à Socrate, qui en fait l’a reprise d’une inscription au fronton du temple de Delphes, d’origine probablement plus ancienne encore, et cherchons à en examiner le sens.

D’abord il vient une première question : se connaître soi-même, est-ce un commencement pour philosopher ou un but à atteindre, un programme de vie ?

Ce premier questionnement appelle déjà d’autres questions : l’étude et la recherche de la connaissance de soi relèvent-t-elles de la démarche scientifique ? pour y trouver quoi ? quelle serait la signification exacte du discours que l’on se découvre, en se cherchant soi-même ?



Commençons donc par le commencement, c’est-à-dire par Socrate, ou plus exactement par Platon, chez qui cette maxime est débattue dans les dialogues Charmide (164d), Philèbe et le Premier Alcibiade et le fond, examiné dans l’Apologie de Socrate. De l’examen de ces sources, il apparaît que le sens de cette expression serait à trouver dans la théorie platonicienne de la réminiscence. « Chacun », nous dit Socrate, « dispose du savoir en lui-même, il suffit de se rappeler les savoirs ». La connaissance est immanente à l’homme, et non extérieure à lui. La sagesse consiste à apprendre à se ressouvenir. La méthode de la connaissance de soi-même : la « maïeutique », c’est-à-dire le questionnement pour faire « accoucher » les savoirs oubliés au fond de soi. Car chaque génération dépose et transmet à la suivante un patrimoine de connaissances et de vérités.

En philosophe, Socrate questionne parce qu’il ne sait rien, sait qu’il ne sait rien, il n’a rien à apprendre, mais il peut aider ses disciples à découvrir les vérités qu’ils ont en eux.

Sans ce travail sur soi-même, la vie ne vaut rien selon Socrate : « Une vie sans examen ne vaut d’être vécue[4] ».


En résumé, Socrate via Platon nous dit que l’injonction à la connaissance de soi est liée à la réminiscence en soi, et que le moyen de « la faire sortir » est de faire appel à un questionneur, sans rien attendre de l’extérieur pour nous apporter les savoirs désirés.



Avec Guy Lazorthes, nous quittons les rives de la philosophie antique. Pour lui, l'incitation à s'interroger sur soi-même ne s'impose pas moins aux temps modernes qu’aux temps antiques.


Les fanatismes religieux persistent, et de plus, les esprits accaparés par la science et par la technologie négligent la réflexion sur la condition humaine. La connaissance de soi éclaire tout homme sur ce qu'il est et ce qu'il peut ; elle le sauve des illusions souvent funestes qu'il se fait sur lui-même. De ce fait la maxime a une finalité morale.

Ceux qui ne se connaissent pas et se trompent sur eux-mêmes sont dans la même ignorance par rapport aux autres hommes et aux choses humaines en général. La connaissance de soi est la science première. « Connais-toi toi- même » veut dire : « renonce à chercher hors de toi, à apprendre par des moyens extérieurs ce que tu es réellement et ce qu'il te convient de faire ; reviens à toi, non pas certes pour te complaire en tes opinions, mais pour découvrir en toi ce qu'il y a de constant et qui appartient à la nature humaine en général. »


Pour Lazorthes, Socrate n'a jamais voulu dire : « analyse-toi avec complaisance ». La connaissance de soi n'implique pas le repliement sur soi, plaisir que prennent les auteurs d'autobiographies intimes, mais cela signifie : « Connais le meilleur de toi, vois ce que tu aspires à être, ce que tu es virtuellement, ce qui est ton modèle ; sois un homme, connais tes propres excès ».

Ce n'est donc pas une introspection narcissique et égotiste : c'est un programme de vie morale. Prendre la mesure de soi signifie que chaque homme doit se découvrir lui- même, prendre conscience de ses idées, de ses capacités, pour ensuite en faire l’examen critique et voir si sa pensée s'accorde ou non avec son action et inversement. C’est ce que l’on pourrait qualifier de penser, de vouloir et d’agir dans de justes proportions. C’est pourquoi, pour Lazorthes, Socrate n'est pas seulement l'incitateur à la connaissance de soi-même, il l'est aussi à l'étude de la pensée et de la condition humaines. On le reconnaît comme le père de la philosophie et l'initiateur des sciences de l'Homme.



Jacques-Georges Kahn nous initie à une autre vision de la maxime « Connais-toi toi-même » par un angle d’entrée particulier : celui de la philosophie hébraïque en citant Philon d’Alexandrie, proche il est vrai de la pensée hellénistique, mais nous le verrons, en quoi il s’en écarte sur l’essentiel.

« D’abord connais-toi toi-même, puis tu pourras t’appliquer avec succès à obtenir ta part du bonheur échu à l’homme. C’est ce bonheur que les Hébreux ont mis sous le nom de Tharé [Thérah, le père d’Abraham ?] et les Grecs, de Socrate. Car il en va ainsi : celui qui acquiert la plus grande connaissance de soi, celui-là désespère le plus de lui-même, ayant une vue lucide du néant absolu de la créature ; mais celui qui désespère de lui-même connait Celui qui est[5]. »

Malgré une apparence d’adhésion à des lieux communs, Philon exécute un extraordinaire redressement spirituel par le « mais » de la dernière phrase, ce qui pour Jacques-Georges Kahn constitue une nouveauté dans l’histoire de la pensée humaine. Nulle part dans la pensée grecque ni même dans la Bible, écrit-il, il n’est prôné que la connaissance de soi puisse devenir une sorte d’auto-annihilation en vue de se rendre disponible pour un nouvel éclairage divin.

Pour l’auteur, cette pensée philonienne mérite une quadruple analyse : 1°) la propédeutique scientifique sous-entendue, 2°) ce que signifie la destruction de soi, 3°) la disponibilité qu’elle permet, et 4°) le but ultime de cette démarche.


1°) Bien des penseurs ont jeté le discrédit sur l’ensemble des connaissances humaines : « Tout est vanité[6] ». Mais ce n’est pas du tout l’attitude de Philon. Au contraire, il accorde un grand prix au savoir encyclopédique[7], « sous réserve de n’entreprendre une étude approfondie de l’univers qu’après avoir procédé à une étude exhaustive de sa propre demeure.[8] » Philon précise sa pensée : « Nous sommes créés par Dieu et soumis à sa toute-puissance, nous sommes un rien par rapport à lui, et vivons dans un monde qui ne nous appartient pas, puisqu’il est tout entier un vaste Temple dédié à son Verbe par son Verbe[9]. »

Philon exalte la séduction intellectuelle d’une recherche encyclopédique à condition qu’elle soit compatible avec sa philosophie mystique.

2°) Par une analyse poussée des écrits de Philon, jacques-Georges Kahn en déduit que « Connais-toi toi-même » signifie « tiens-toi disponible en éliminant de toi-même, par un héroïque effort, toutes les tares et toutes les réticences imputables à ta condition terrestre. »

3°) En se livrant à une herméneutique du nom de Jacob renommé « Israël » par l’ange avec lequel il a combattu et dont le nouveau nom signifie « Celui qui voit Dieu », Philon entend que l’acquisition de ce patronyme après une lutte athlétique peut s’interpréter comme un violent effort de retournement intérieur. Le regard de Jacob ne se porte plus sur les vanités matérielles de ce monde, mais il s’élève vers Dieu (« Israël ») et s’inscrit dans le regard divin lui-même. C’est pourquoi la vraie connaissance de soi débouche sur la connaissance de Dieu. Elle réside dans cet effort ascétique, c’est-à-dire dans un effort de longue durée (et non sur les mortifications et autres artifices d’autodestruction …).


Cette compréhension du « Connais-toi toi-même » semble également rejoindre celle de l’Évangile de Thomas : « Lorsque vous, vous vous connaîtrez, alors on vous connaîtra, et vous saurez que c’est vous les fils du Père qui est vivant. Mais si vous ne vous connaissez point, alors vous serez dans un dénuement, et c’est vous qui serez le dénuement[10]. »

Ce texte semble vouloir dire qu’en fouillant les arcanes de son cœur, l’homme a quelque chance de découvrir le pourquoi et le comment de son existence et de trouver le chemin du salut.

Un autre célèbre alexandrin, Clément d’Alexandrie, lie clairement la connaissance de soi à la connaissance de Dieu : « Il semble donc que la plus grandes de toutes les connaissances soit la connaissance de soi-même, car celui qui aura la connaissance de lui-même aura la connaissance de Dieu, et, ayant cette connaissance sera rendu semblable à Dieu[11]. »


Philon comme Clément, tous deux pétris de philosophie platonicienne, ont manifestement tiré les conséquences ultimes du dialogue suivant : « Socrate : pouvons-nous citer quelque chose de plus divin dans l’âme que ce à quoi nous réfèrent le savoir et la pensée ? — Alcibiade : Nous ne le pouvons pas — Socrate : C’est donc au divin que ressemble cette partie, et celui qui la regarde, qui connaît tout ce qu’elle a de divin, celui-là risque de se connaître lui-même[12]. » Mais la différence essentielle entre la philosophie de ce dialogue de Platon et les conceptions des deux alexandrins, c’est qu’ils ne réduisent pas le lieu de la connaissance de soi à la seule âme, mais à l’être tout entier ; et cela n’est pas un donné de la nature, mais une grâce qu’il faut mériter. Il s’agit certes de détruire, d’amoindrir ou d’humilier tout ce qui serait en nous rebelle à cette sorte de visitation de l’inspiration divine. Mais il ne s’agit nullement d’un suicide destiné à libérer l’âme de sa prison corporelle. Dans ces conditions, se connaître soi-même, c’est reconnaître que l’esprit seul, l’âme seule, ne sont pas la mesure de toutes choses. C’est l’être intégral qui réalise la cohérence du corps, de l’âme et de l’esprit.

Dans d’autres textes de sagesse juive[13] se retrouve, plus ou moins formulée de la même manière, cette pensée de la connaissance de soi liée à la connaissance de Dieu, et associée à l’exigence primordiale de silence intérieur, non pas comme les philosophes grecs au sens de mise en repos, au calme pour lui-même.

C’est un silence tendu, une attente absolument sincère de la parole[14].

4°) L’attitude de Philon n’est nullement la fuite du monde. Au contraire, pour lui « Connais-toi toi-même » prône l’insertion mystique dans le monde. Le kosmos est le lieu de Dieu ; l’âme vertueuse doit être kosmopolite, c’est-à-dire « citoyenne du monde ». Car le monde est un tout cohérent traversé par des lignes de forces garanties par Dieu lui-même.

La connaissance de soi telle que Philon la comprend consiste précisément à se mettre soi-même en harmonie avec cette puissance divine qui donne au monde sa merveilleuse cohésion. C’est pourquoi les sciences encyclopédiques lui sont chères : elles donnent une clé pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons.

La sagesse se conquiert de haute lutte, et la culture générale fait partie intégrante de cet itinéraire spirituel. Il faut être savant pour réellement prendre conscience de son ignorance.


En finale, Philon nous laisse entendre qu’il faut monter haut (culture encyclopédique) pour tomber de haut (prendre conscience de son ignorance).


L’originalité de Philon par rapport à ses devanciers helléniques ou hellénistiques réside en ceci que nous sommes un obstacle pour Dieu, et que, cet obstacle vaincu, nous aurons quelque chance, tout en restant nous-mêmes, d’entendre la musique archétypale du monde.


C’est là que Philon nous donne à voir que cette pensée ne doit rien à Socrate. Philon est le premier à avoir pensé Dieu en architecte de l'univers[15], c’est-à-dire auteur autant dans les plans que de leur exécution, alors que Platon le pensait en démiurge, c’est-à-dire, en fait, un artisan, et qu’Aristote voyait le monde comme incréé …



Pour finir, citons Fulcran Teisserenc. Sa lecture du « Connais-toi toi-même » peut se résumer en dix sentences.

Elle est, en quelque sorte, une synthèse des visions présentées ci-dessus.

- « Connais tes propres contradictions

- « Aies le soin de toi

- « Mets l’être que tu es et dont tu as la garde dans le meilleur état possible ; c’est cela devenir meilleur.

- « Ce que tu crois savoir, en fait tu l’ignores

- « Prends conscience que tu prends tes opinions pour des connaissances

- « Connais-toi comme n’étant pas savant et éloigne ta prétention de détenir un savoir

- « Aies conscience que tu es une énigme pour toi même

- « Connais ta propre mesure, sans vouloir en dépasser les limites

- « Réfléchis sur la place que tu occupes dans la nature, dans la société, dans l’univers …

- « Reconnais en toi la part divine de l’homme. »


Nous pouvons voir dans ce discours intérieur sur la maxime « connais-toi toi-même », trois niveaux de sentences en forme de commandements :

Les trois premières engagent à prendre de la distance avec soi, nœud de contradictions, et à assurer le meilleur soin possible de soi en ayant conscience de cette imperfection de nature. Nous avons là une idée de ce en quoi consiste la saine voie de véritable amélioration de soi, avant tout recours à des artifices pour se sentir bien avec soi et supérieur aux autres.

Les trois suivantes soulignent la nécessité de prendre la mesure de l’homme entre la terre et le ciel, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre les bêtes et les dieux ; elles soulignent en outre l’inanité de l’accumulation de savoirs pour la connaissance de soi, c’est-à-dire pour prendre conscience de sa propre mesure ; pire, les savoirs pourraient même en fausser la mesure.

Les trois dernières citées indiquent à la fois l’origine et le but de la connaissance de soi : la nature énigmatique de notre essence et surtout de notre existence, qui nous pousse à nous autodétruire et à détruire tout ce qui est autour de nous. La prudence consiste à prendre conscience de notre propre mesure qui, au-delà de la simple tempérance, consiste à ne pas dépasser par la force la place qui est la nôtre dans la nature et dans la société. Ne pas respecter cette précaution élémentaire de connaissance de soi, c’est se laisser emporter par « l’hubris », dont l’effet destructeur de soi et des autres est mécaniquement garanti.

Enfin la dernière sentence nous met en main la clé de la solution et même du salut, selon l’interprétation de Teisserenc : la prise conscience de la présence d’une part divine en nous. Nous ne sommes pas Dieu, ni même une infime étincelle de Dieu, mais une trace des énergies divines qui existent en tout homme qui vient au monde (Jn 1, 9). Elles nous éclairent sur notre connaissance de nous-même et peuvent résoudre les pièges contre lesquels les sentences précédentes nous ont prévenus.

En résumé, vu la largeur du spectre des interprétations, la maxime socratique ne serait-elle pas au fond une méthode destinée, non pas à se replier sur soi-même, mais au contraire à s’ouvrir l’esprit pour constater quels sont les procédés personnels les plus simples et les plus directs qui peuvent nous mener à la connaissance de la vérité.

Autrement dit, chercher les réponses à la question du pourquoi et du comment de la maxime « Connais-toi toi-même », ne serait-ce pas, en quelque sorte, une méthode pour se rapprocher de la connaissance de l’homme, de son origine et de sa destination ?

[1] Né en 1966. Cf. France Culture Les Chemins de la Philosophie, lundi 22/02/2021. [2] 1910-2014. Cf. article « Connais-toi toi-même, Actualité de l'injonction de Socrate », reproduit par plusieurs sites Internet. [3] Né en 1932. Cf. l’article « Connais-toi toi-même à la manière de Philon », in Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses Année 1973 53-3-4 pp. 293-307. [4] Apologie de Socrate, fin de la deuxième partie. [5] De Somniis, Livre I 58-60, Éditions du Cerf, Paris, 1962. [6] L’Ecclésiaste (Qohelet) bien-sûr, mais plus sûrement le Psaume 94 : « Lui qui enseigne à l'homme le savoir, l’Éternel sait les pensées des hommes et qu’elles sont du vent. » [7] Cf. De congressu eruditionis gratia et aussi dans Vita Moisis (I, 23-24). [8] I De Somniis 56-57. [9] I De Somniis 214. [10] Papyrus Oxynhyrchus 654 F. [11] Pédagogie, Livre III. [12] Alcibiade, 132 b-c. [13] Sagesse de Salomon 9, 16-18, Talmud de Babylone (Berakhoth 63 b), Dt 27,9, etc. [14] De Somniis I, 194 et 211. [15] Jean Daniélou, Philon d'Alexandrie, Paris, Fayard, 1958, p. 169.











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