Caïn tuant Abel, par Daniele Crespi (1618-1620)[1]
« Et Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. » (Ge 4, 8).
La plupart des Francs-maçons, tous rites confondus, sont conscients, nous l’espérons, que la Loge est lieu et source d’initiation. Certains rites mettent l’accent plutôt sur l’amitié et la fraternité sur le « mode chantier », d’autres sur l’illumination théosophique sur le « mode conclave », et entre les deux, d’autres encore se réunissent pour transmettre le rite et traiter de sujets variés. Tout cela est conforme à la culture propre que chaque rite porte en soi. Le but étant dans chaque cas de construire « la fraternité universelle ».
En dehors de la Franc-maçonnerie, les organisations sont multiples à prôner « la fraternité universelle ». Les unes, religieuses, par le fer et par le feu, et si besoin, par le bûcher, par l’égorgement ou la décapitation pour ceux qui refusent d’entrer dans ces catégories particulières de « fraternité universelle » ; les autres, écoles de sagesse, par la non-violence, par le détachement de toutes les souillures de l’âme, des égos boursouflés et des poisons moraux de toutes natures qui montent les hommes les uns contre les autres, souvent sauvagement parfois tragiquement ; d’autres enfin, par l’élévation du niveau intellectuel, sur le modèle de la « République des Sciences ».
En fait, la « fraternité universelle » est-elle accessible à l’homme, aux sociétés humaines, profanes, religieuses et … maçonniques ? La leçon de la Bible, sous couvert du mythe de Cain et Abel, ne veut-elle pas nous dire que sans l’aide de « cette lumière qui vient d’En-haut », la fraternité universelle ne peut rester qu’une illusion perdue ?
Mais alors, à quoi pourrait bien servir la Loge ? Ne serait-ce pas là une supercherie de fraternité universelle de plus ? Nous le pensons pas.
Écoutons une confession récente reçue par le rédacteur de ces lignes. L’un des siens amis qui n’est pas Maçon, 77 ans, médecin de campagne dans toute sa carrière, poussé enfin par les événements à se mettre en retraite de son dur métier, lui avouait sa dépression provoquée par le constat que le monde autour de lui n’était que méchancetés, mensonges, turpitudes en tous genres, lâchetés, renoncements, égos, jeux de pouvoir, et autres vices moraux. L’explication : dans son métier où il n’avait que des patients, il ne cherchait pas à connaître le caractère des gens mais à les soigner le plus scientifiquement possible. Bien qu’il ait eu une activité intellectuelle en parallèle, il n’avait en définitive pratiquement pas eu de relations personnelles variées et continues. À 77 ans, il découvre la vraie nature du genre humain et de ses vices moraux ; et il en est profondément affecté. D’autres métiers, ceux particulièrement techniques, exercés « en tour d’ivoire », en solitaire, exigeant une implication personnelle soutenue, peuvent également conduire à de telles solitudes morales, voire provoquer des maladies, lorsque leurs professionnels se retrouvent hors métier, surtout brusquement.
Quel rapport avec la vertu humaine de la Loge ? Nous y venons.
Au-delà de sa vertu initiatique, qui est sa raison d’être pour se transmettre d’âge en âge et de génération en génération, contre vents et marées d’agressions de profanation du Temple, de déconstruction permanente, d’abaissement moral irrépressible, de conditionnement des esprits matraqués par des doxas toujours renouvelées, la Loge possède une vertu qui n’est pas toujours sentie par les Frères : elle sert de microcosme de construction « locale » de la « fraternité universelle ».
Les fondateurs de la Maçonnerie spéculative, rappelons-le, avaient une intention précise : créer des lieux de convivialité pour que se rencontrent, se respectent et apprennent à débattre sans polémiquer des personnes aux idées et engagements politiques antagonistes parfois violents, aux confessions religieuses en rivalité parfois ennemies et aux cultures différentes. Pour ce faire, la Loge a pour méthode de créer, par des procédures cérémonielles, les conditions pour mettre des personnes devenues « Frères » au travail ensemble, seule formule qui leur permette de « vivre et de bâtir en commun ».
Entrer en Maçonnerie permet, par l’effet microcosme de la Loge, de voir et de vivre une collectivité humaine, venue du monde profane, s’affronter comme dans le monde profane ; mais le travail initiatique, leur donner le désir d’aspirer à s’améliorer en constatant leur état d’interdépendance les uns envers les autres, et donc à avoir besoin les uns des autres pour progresser vers un but individuel et aussi commun d’amélioration.
Certes le travail d’accouchement de la « fraternité universelle » est long et pénible, la Loge est son « lieu de douleurs d’enfantement », mais il est possible dans ce contexte.
Entré en Maçonnerie à l’âge de 18 ans, la Loge a permis à l’auteur de ces lignes, idéaliste comme tout jeune de cet âge, de vivre sans trop de dégâts personnels, combien il est difficile et utopique de penser pouvoir réaliser la « fraternité universelle » ; mais n’est-elle pas moins difficile à entreprendre dans un microcosme qu’à l’échelle de l’humanité ? La Loge joue le rôle d’« école de la vie », en concentré et en accéléré.
Entrer à un âge avancé en Loge a pour risque d’apporter avec soi ses frustrations et désir de revanche sur la vie aux dépens de ses Frères, si ceux-ci ne sont pas rapidement évaporés par l’effet bénéfique de l’initiation et de la vie commune en Loge.
La Loge est le lieu microcosmique du macrocosme, tel un hologramme. Elle porte donc en elle les travers infusés en nous par le monde, mais elle les atténue et les corrige. Au-travers de ses pratiques cérémonielles, la Loge a pour vertu de rendre les rapports humains plus harmonieux et donc de construire la fraternité universelle dans son propre microcosme.
La Loge, école de la vie. Et cela n’est pas la moindre de ses vertus …
[1] Collection privée, image dans domaine public.
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