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Cahier Bleu n° 36.Promenade dans les Arts Libéraux et Sciences Libérales (1) : La Grammaire.



Les deux plus antiques Anciens Devoirs connus, les célèbres manuscrits régulateurs de la Maçonnerie, alors opérative, le Regius (env. 1390) et le Cooke (env. 1400-1401), insistent sur la nécessité pour les pratiquants du « métier de Maçonnerie », de s’instruire dans les arts libéraux. Ils en font même une obligation pour les Maçons. Ils sont au nombre de sept, dans l’ordre convenu : la Grammaire, la Rhétorique, la Dialectique, puis la Musique, la Géométrie, l’Astronomie et l’Arithmétique.


Examinons le premier d’entre eux : la Grammaire. Cet art libéral est aux mots de la langue ce que le solfège est aux notes de musique. Quel apprenti musicien n’a jamais pesté contre le solfège, comme « barbant » et, en apparence, peu utile « pour faire de la bonne musique ». En apparence seulement car sans règle de mise en ordre, que comprendrions-nous de la phrase musicale ? Ce serait de la musique « kilométrique », fond sonore d’aéroport ou de supermarché.


Il en va de même de la Grammaire.

Elle permet de mettre en ordre et cohérence les éléments de la phrase, sujet, verbe, complément, adjectif, attribut, adverbe, etc., et ainsi, de rendre compréhensible la pensée. Que comprendrions-nous d’un message « packagé » dans une phrase où on trouverait un sujet masculin singulier, égaré entre un attribut féminin pluriel, un verbe à la deuxième personne du pluriel, le verbe rejeté à la fin de la phrase, etc. ? Voici ce que cette dernière phrase donnerait à titre d’exemple : « sujet que belles comprendriez-vous ? » Phrase plus incompréhensible que les tentatives de torsions de la Grammaire de M. Jourdain, le Bourgeois Gentilhomme, pour exprimer sa flamme : « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ». Ou bien : « D’amour mourir me font, belle Marquise, vos beaux yeux ». Ou bien : « Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir ». Ou bien : « Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font ». Ou bien : « Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour ». — MONSIEUR JOURDAIN : Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ? —MAÎTRE DE PHILOSOPHIE : Celle que vous avez dite : « Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ».

La Grammaire de la langue française est stricte et très contraignante. Cela vient du fait que notre langue est surtout écrite et … parlée « comme dans un livre ». Mais quelles que soient les règles grammaticales même bien respectées, est-ce suffisant pour que l’émetteur du message atteigne tous les interlocuteurs avec le même impact, ou du moins dans l’exactitude de ce qu’il a voulu dire ? Nous ne le pensons pas. Pourquoi ?


Si tout discours donne l’illusion de transmettre un message unique, il émet néanmoins un faisceau de significations et met aussi en circulation ce qui lui échappe en tant que tel. La parole, certes, est porteuse de sens, mais du sens n’existe que pour un sujet, et tout sujet demeure singulier. Rien ne permettra, un jour, de donner à un mot, disons un « signifiant », la signification unique pour chacun des parlants et des entendants. Et aucune bonne pratique de grammaire n’y pourra jamais rien.

Nous savons en Franc-maçonnerie l'importance de l'acte de transmission et du travail herméneutique. Loin d’exclure un indispensable et permanent travail sur le sens, la démarche initiatique entend seulement indiquer ici un autre point de vue que nous pensons complémentaire et souvent occulté. En effet les mots, des rituels, l’environnement matériel, gestuel, soutenus par les symboles, ne sont pas seulement les supports d’un message, d’un contenu de sens multiples. Ils viennent en nous se nouer à d’autres mots, à des bribes d’expériences et de souvenirs oubliés, des traces que l’on pensait effacées, des débris de d’histoire de chacun, bref, à des signifiants chacun pour soi. Ce faisant, ils ne délivrent aucun savoir, mais ils laissent en nous une empreinte, une altérité individuelle inscrite au cœur de nous-mêmes.


Sur ce point, la fonction du langage et donc celle de la grammaire ne sont pas d'informer mais bien d'évoquer. Elle ne nous rend pas d’emblée et directement plus savants, plus informés, mais rejoints au plus profond de notre être par un mot, par un signe ; sans en connaître la raison. Le destinataire d’un langage normalisé par la grammaire provoque en chacun de nous l’expérience d’une parole qui prend, pour chacun et peut-être pour soi seul, un poids singulier.

Dans l’acte de communication se déploie donc de l’indéchiffrable, une vérité qui n’est pas logée à l’enseigne du savoir ni de la rigueur grammaticale, et qui pourtant fait parfois vivre ou revivre.

C’est bien cela le mystère initiatique. Il nous est seulement possible de supposer qu’un signifiant est venu s’entrelacer avec un autre signifiant dans un tissage continu qui constitue la trace de ceux qui parlent en nous sans jamais être de nous. Et cela n’est dû à la seule rigueur grammaticale.


Pixabay.


Ceci a deux conséquences directes.

- Le sujet destinataire de la parole ignore ce qui lui est communiqué parce qu’il est en fait dépossédé de l’origine et de la finalité des mots prononcés. Telle est aussi, bien entendu la condition du témoin du discours. Nous devons admettre qu’un écart se creuse sans cesse entre la bouche et l’oreille dans la mesure où l’événement de la parole se produit sans toujours l’intention du communiquant.


- La transmission du discours désigne ensuite une réalité toujours éminemment singulière. Même adressée à une collectivité, la transmission d’un message est toujours un événement pour un seul à la fois ; elle rejoint chacun dans son unicité et dans sa différence. En effet, l’esprit, l’émotion de chaque être humain sont façonnés par le langage c’est-à-dire par l’entrelacement des vécus, des récits, des références symboliques, dans lesquels il est intriqué : scènes enfantines, dépôts de paroles inscrites dans sa chair, histoires personnelles non digérées, fables, contes, etc., tout ce qui fait le soubassement dans lequel est reçu tout discours. Ainsi ce qui nous constitue est toujours composé et assemblé en continu d’une façon unique. C’est pourquoi la réception d’un message, même codé par une grammaire rigoureuse ne ressemble à aucune autre, même si chaque existence est, dans le même temps, inextricablement liée aux autres et au monde. C’est pourquoi les mots du prochain nous atteignent et nous surprennent non comme un parmi d’autres, mais comme l’unique que nous sommes et restons toujours.


C’est pourquoi la transmission suppose de se faire serviteurs des mots, mais jamais maître du langage, c’est-à-dire de ne jamais se reposer sur les seules règles de la Grammaire. D’ailleurs existe-t-il une « grammaire du symbole » ?

Non ! La transmission exige que l’émetteur se soucie constamment des mots que son discours véhicule et pas seulement mettre sa confiance dans l’exactitude grammaticale. Car il peut produire chez son interlocuteur ce n’était pas prévu par et qui lui demeure inaperçu.

Et cela, la Grammaire n’y est pour rien…



G.L.I.F. 11/2022


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