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A l’Orient de la Grande Mosquée des Omeyyades: la Franc-Maçonnerie à Damas (1868-1965)


Le court livre de Sami Moubayed (East of the Grand Umayyad. Freemasonry in Damascus 1868-1965, Cune Press, Seattle, 2018) vient compléter les volumineux ouvrages de Jean-Marc Aractingi consacrés en tout ou partie à la Maçonnerie arabe et proche-orientale (Dictionnaire des Francs-Maçons arabes et musulmans, 2018, et Histoire de la Franc-Maçonnerie au Moyen-Orient. Liban, Syrie, Palestine, Turquie, Egypte, Iran…, 2019) et, bien sûr aussi, celui de Thierry Zarcone, qui couvre tout le spectre des sociétés musulmanes : Le Croissant et le Compas. Islam et franc-maçonnerie, de la fascination à la détestation (Dervy, Paris, 2015).


Sami Moubayed s’y penche sur l’histoire de la FM en Syrie, notamment à Damas où s’élève la Grande mosquée des Omeyyades, construite à l’initiative du calife Al Walid au début du VIIIème siècle, qui constitue le quatrième lieu saint de l’islam sunnite.


Ce qui frappe à la lecture des ouvrages cités ci-dessus, c’est le poids énorme de la Maçonnerie au Proche-Orient à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle jusqu’aux années 1950-1960. Un grand nombre de chefs d’Etat ou de gouvernement arabes y ont appartenu : le roi Hussein de Jordanie, le président libanais à l'époque du mandat français Charles Debbas, et l’un de ses successeurs après l’indépendance, Camille Chamoun, les premiers ministres libanais Riyad Al Sohl et Sami Al Sohl, les présidents syriens Housni Zaïm et Choucri Al Kouatly (Sami Moubayed inclut également dans cette liste au moins dix premiers ministres de l’Etat syrien jusqu’en 1955) et même Hafez el Assad, le père de l’actuel dirigeant syrien Bachar el Assad, le roi Farouk d’Egypte, le colonel Nasser, qui fut élu le 30 juillet 1956 grand maître de la Grande Loge d’Egypte et des pays arabes…


La Franc-Maçonnerie a été introduite au Proche-Orient par des négociants français (le plus souvent marseillais) dès le XVIIIème siècle, mais ce sont les Tanzîmât, les réformes successives entreprises au XIXème par les gouvernements ottomans (le Proche-Orient était alors, et le restera jusqu’en 1918, sous la domination de la Sublime Porte), élargissant l’espace des libertés civiles et politiques, qui vont favoriser l’essor local de la FM. Chrétiens et musulmans des diverses confessions vont s’y côtoyer. Les juifs y seront également présents.


Lieu de sociabilité interconfessionnelle, la FM arabe apparaît comme la matrice des courants de pensée nouveaux qui apparaissent alors dans la région, à la fois héritiers et critiques des Lumières, dont la FM occidentale, particulièrement la FM française avec le Grand Orient, s’est voulu le champion.


Les Maçons arabes joueront en effet un rôle déterminant dans la « Nahda », la renaissance culturelle arabe, la naissance et l’essor du nationalisme séculier et …de l’islamisme au Proche-Orient. En effet, le Persan Djemâl ad-Dîn al-Afghâni, affilié à la Loge La Constellation de l’Orient du Caire, et son disciple l’Egyptien Mohamed Abduh, lui-même initié au Caire après son maître, ont été les fondateurs du premier courant salafiste qui aspirait à une réforme et à une purification de l’islam sunnite. Ils se firent en même temps les plus fervents propagandistes du panislamisme et du réveil politique de l’islam. Plus tard, Sayyid Qutb lui-même, le principal inspirateur du courant djihadiste, aurait cheminé jusqu’aux plus hauts grades de la FM égyptienne avant de s’en détacher et de rejoindre les Frères Musulmans.


Aujourd’hui, la Maçonnerie est interdite dans l’ensemble du Proche-Orient, à l’exception du Liban et d’Israël (où existent, sans cohabiter, loges juives et loges arabes). En Syrie, c’est le parti Baath, nationaliste et socialiste arabe qui, quelques mois après son accession au pouvoir, la bannira en août 1965 au motif qu’elle était une « société secrète illégale ». L’Egypte nassérienne l’avait précédée dans cette démarche en 1964 (alors même que Nasser avait été initié ou, à tout le moins, s’était vu conférer la qualité de Franc-Maçon à titre honorifique !). S’agissant des monarchies arabes, la proscription y était plus ancienne, s’y appuyant sur des motifs religieux.


Après la création de l’Etat d’Israël, la FM pâtira considérablement d’être associée au sionisme, la thématique de la conspiration « judéo-maçonnique », importée pour une large part d’Occident, s’imposant peu à peu dans les milieux nationalistes et islamistes pourtant tributaires historiquement de la Franc-Maçonnerie au sein de laquelle leurs idées avaient pris forme.


Mais la FM arabe prêtera la main à sa propre décomposition en laissant de meurtriers conflits profanes l’emporter sur l’union des Frères. Sami Moubayed cite l’affaire Saadeh qui déchira la Grande Loge de Syrie et du Liban en 1949. Le Franc-maçon Antun Saadeh, fondateur du Parti social nationaliste syrien, qui prônait l’union de la Syrie et du Liban et qui contestait l’existence même de l’Etat libanais, avait trouvé refuge à Damas avant d’être livré par le gouvernement syrien au gouvernement libanais. Ce dernier, dirigé par le Franc-maçon Riyad al-Sohl, le fit alors exécuter au terme d’un procès expéditif. L’extradition et l’assassinat judiciaire de Saadeh à l’initiative d’autres Francs-Maçons portèrent un coup sévère, peut-être fatal, à la crédibilité de la FM locale auprès des Frères eux-mêmes…


Au vu de ces considérations historiques, on peut sans doute estimer que la FM proche-orientale et arabe, à l’image de diverses obédiences actuelles, s’était consacrée à l’étude des questions de société, en délaissant son rôle de société initiatique. C’est d’ailleurs ce que semblait confirmer Mohamed Abduh quand il expliquait que son adhésion à la FM et celle de son maître, Djemâl ad-Dîn al-Afghâni, poursuivaient « un but politique et social ».


On observera toutefois que de nombreux membres du clergé chrétien orthodoxe (mais pas du clergé catholique, en raison de l’hostilité persistante de Rome à l’égard de la FM) et de nombreux dignitaires musulmans peuplaient les loges proche-orientales, en particulier syriennes, comme le relève Thierry Zarcone. Les soufis et les druzes y étaient également surreprésentés. Officiellement rattachés au chiisme, les druzes professent un islam syncrétique et ésotérique dont les enseignements sont transmis aux membres de la communauté au terme d’une longue initiation. Entre l’islam confrérique, le druzisme et la voie initiatique maçonnique, il existe une réelle proximité qui explique l’adhésion à la FM des représentants de courants spirituels qui cherchaient dans cette adhésion autre chose qu’une participation à des débats de société.


Le parcours de l’Emir Abdelkader, Algérien installé en Syrie, nous permettra de comprendre un peu mieux les raisons d’une telle adhésion.


Abdelkader, héros de la résistance algérienne à la conquête française, vaincu par les Français et libéré quelques années après sa reddition, s’installa à Damas où il vécut jusqu’à sa mort bien des années plus tard. En 1860, il y protégea les chrétiens de la ville, victimes de massacres interconfessionnels. Soufi appartenant à la confrérie des Qâdiriyya et disciple d’Ibn Arabî, Abdelkader était aussi un Maçon, reçu dans la Loge des Pyramides en Egypte. Son attitude en 1860 illustrait sa tolérance et aussi son esprit chevaleresque, son adhésion aux valeurs de la futuwwa. Il en allait, pour partie, de même de son engagement dans une maçonnerie arabe multiconfessionnelle. Mais, au-delà, ne faut-il pas discerner chez Abdelkader la volonté de mettre à jour l’« unité transcendante des religions » qu’évoquera quelques décennies plus tard Fritjhof Schuon ? Dans ses Ecrits spirituels Abdelkader soulignait que musulmans, chrétiens, juifs, mazdéens et païens adorent le même Dieu, sous des théophanies différentes :


« Notre Dieu et le Dieu de toutes les communautés opposées à la nôtre sont véritablement et réellement un Dieu unique, conformément à ce qu`II a dit en de nombreux versets: "Votre Dieu est un Dieu unique". Il a dit aussi: "Il n'y a de dieu qu'Allah". Il en est ainsi nonobstant la diversité de Ses théophanies, leur caractère absolu ou limité, transcendant ou immanent, et la variété de Ses manifestations. Il S'est manifesté aux muhammadiens au-delà de toute forme tout en Se manifestant en toute forme, sans que cela entraîne incarnation, union ou mélange. Aux chrétiens, Il s'est manifesté dans la personne du Christ et des moines, ainsi qu'il le dit dans le Livre. Aux juifs, Il s'est manifesté sous la forme de 'Uzayr et des rabbis; aux mazdéens sous la forme du feu, et aux dualistes dans la lumière et la ténèbre. Et II s'est manifesté à tout adorateur d'une chose quelconque- pierre, arbre ou animal...- sous la forme de cette chose: car nul adorateur d'une chose finie ne l'adore pour elle-même. Ce qu'il adore, c'est l'épiphanie en cette forme des attributs du Dieu vrai- qu'il soit exalté!-, cette épiphanie représentant, pour chaque forme, l'aspect divin qui lui correspond en propre. Mais, ce qu'adorent tous les adorateurs est un, leur faute consistant seulement dans le fait de le déterminer limitativement ».


Il est certain que la démarche maçonnique de l’Emir Abdelkader fut aussi celle d’une grande partie des Maçons arabes, dont l’engagement ne saurait donc être réduit à sa seule dimension sociale ou politique.



  1. L'Emir Abdelkader (1808-1883)

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